François Cheng et Olivier Deck: lectures croisées. Matthias Vincenot.

Lectures croisées : François Cheng et Olivier Deck

Matthias Vincenot

paru dans

Cairn info, revue de littérature comparée

https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2007-2-page-191.htm

J’ai voulu aujourd’hui proposer une lecture de la poésie de François Cheng, montrer comment je la perçois, comment je la reçois, et comment il m’est apparu, chez un poète de la nouvelle génération, Olivier Deck, des similitudes, des échos, assurément un cousinage, dans la façon d’envisager la poésie, de l’écrire, de la porter, à travers le langage et son pouvoir, dans leur façon d’être au monde, dans le lien entre permanence et éphémère, et dans ce que la nuit et la lumière impliquent dans leurs deux écritures.

La poésie de François Cheng est une poésie qui est au plus proche des éléments et leur redonne vie, essence, dans l’écriture. Quelque chose naît du mot, qui le charge moins d’une signification que d’une sensation, celle que procure son énoncé même. En effet, si la poésie est une certaine façon de dire le monde, elle est aussi une façon de dire le langage. Non pas nécessairement le réinventer, mais l’utiliser au maximum de ses possibilités. Il y a dans la poésie de Cheng comme une manière d’être au monde, proche de l’essentiel : la pierre, l’arbre, par exemple. Mais leur présence n’est pas anodine, et elle reprend sens par l’entremise de la poésie, qui les réinvestit. Cette poésie est aussi proche du mot, car si la poésie souvent tourne autour du langage, celle de Cheng est, assurément, une poésie du mot. Non du mot juste, mais du mot comme objet à observer et non pas à investir d’un nouveau sens, mais à ressentir, au sens premier. Il y a la définition d’un mot, mais il y a quelque chose avant le sens, et le mot existe, non pas pour lui-même, mais en lui-même. « Nous sommes tous des trafiquants/ Reste à savoir de quel trésor », clame le poète Gérard Ansaloni dans un poème paru chez Saravah en 1995. Dans les mots de Cheng, le trésor va de soi, il est autour de nous, et il est en nous si nous pouvons non pas seulement le voir, mais nous en imprégner.

Cette imprégnation du monde extérieur et des éléments, je la retrouve chez Olivier Deck. Pourtant, quoi de commun a priori entre François Cheng, immense écrivain et poète, Chinois d’origine et Français d’écriture, et le poète occitan Olivier Deck, né en 1962, ami de Bernard Manciet avec qui il a mené un travail poétique et musical auquel nous avons donné cette année un Coup de Cœur de l’Académie Charles Cros, qui promène ses mots avec sa guitare aux quatre coins du pays basque et des Pyrénées ? Quoi de commun ? La terre, justement. Il ne serait pas juste de voir en Olivier Deck un poète des racines, au sens régionaliste du terme. Et Télérama a eu tort, dans un numéro récent, de le classer parmi les romanciers régionalistes (car il publie aussi des romans chez Albin Michel). De sa région, assurément. Imprégné d’elle, cela ne fait pas de doute. Mais s’il exalte cette région, ce n’est pas pour mettre en avant ses coutumes et la beauté des paysages, il en exalte surtout la terre. Non le terroir mais le terreau, ce qui relie au monde. Les éléments, aussi. Cette terre, dans son aspect originel, cette terre dont s’inspirent ses mots, qui y prennent racine, cette terre dont il extrait les mots. Oui, de la Chine au Sud des Landes, elle est ce point commun. Il y a le mot, aussi, chez Deck, le mot brut, au plus proche de la simplicité originelle des éléments. À l’origine était la Terre, à l’origine était le mot. C’est ainsi qu’Olivier Deck, dans les fondements de son écriture, rejoint François Cheng.

La poésie de Cheng, donc, nomme les éléments pour leur redonner une existence à travers le langage, pour les restituer dans leur vérité originelle. Il arrive que le langage y échoue :

    […] choses lointaines

    Ou proches que jamais

    Nous n’avons révélées,

    Faute de mots exacts

    Et d’un cœur transparent. [1]


    [1] François Cheng, Cantos toscans, dans À l’orient de...


Comme s’il fallait que le cœur soit vierge de toute impureté, pour parvenir à la nomination juste.

En effet :

    Le monde attend d’être dit,

    Et tu ne viens que pour dire.

    Ce qui est dit t’est donné :

    Le monde est son mot de passe. [2]


    [2] François Cheng, Cantos toscans, p. 149.


D’ailleurs,

    Nommer chaque chose à part

    est le commencement de tout

    Mais dire ce qui surgit d’entre elles

    toujours neuf

    et imprévu

    C’est

    chaque fois

    re-commencer le monde. [3]
    [3] François Cheng, Le livre du vide médian, Paris, Albin...

En effet, et la séparation du préfixe dans « re-commencer le monde » l’indique, dire le monde, c’est être au plus proche de sa connaissance, c’est le livrer au lecteur dans sa réalité brute, c’est le recréer et à la fois le redécouvrir.

C’est aussi ce que fait Olivier Deck, lorsque, lui aussi, il nomme les éléments, dans leur essence, comme si dans l’état originel se trouvait ce qui leur donne leur existence, leur ancrage terrestre. Il n’est pas éloigné de Cheng, mais peut-être plus explicite encore, lorsqu’il nomme la mission de sa poésie dans Le chemin du silence [4]
[4] Olivier Deck, Le Chemin du silence, Pau, Éditions Cairn,...
un titre clairement inspiré de la poésie chinoise :

    Je dirai l’homme-arbre

    Aux pieds enracinés

    Bras-ramures

    Je dirai

    L’homme-oiseau

    L’homme-terre.

Plus explicite ici, Olivier Deck, assurément. Il poursuit dans la voie ouverte par la poésie de Cheng. S’il faut réinventer les choses par le langage, ces choses, en particulier les éléments de la nature, très présents dans l’œuvre poétique de François Cheng et d’Olivier Deck, ne sont-elles pas à la source de l’humain, à la source du monde ? C’est ce que semble suggérer Deck. En tout cas, Deck ne nous impose pas de signification à ce qui l’entoure ; comme Cheng il nomme, il ressent l’étendue du mot et de ce que celui-ci désigne, mais sans aller plus loin. À chacun d’aller plus loin, car la poésie est aussi art de suggestion. Il fait une distinction entre « l’homme-arbre », « l’homme-oiseau » et « l’homme-terre », à la fois solidement enraciné dans un terreau et à la voix résonnante. Peut-être l’image du poète, ou simplement de l’homme. Mais Olivier Deck est un poète, et ce n’est pas sans incidence.

« Homme-arbre », pleinement enraciné et pourtant « Homme oiseau », cette humanité contrastée dont Deck semble se sentir pleinement faire partie, peut laisser planer un doute sur ce qui l’entoure. Il y a un mystère, mais pas au sens mystique, dans la nature, et c’est une longue tradition dans laquelle s’inscrit Olivier Deck (« Paysage ») :

    J’ai la sensation confuse

    Que le paysage tient un discours

    Mais je n’entends rien

    J’ai la sensation confuse

    Que les brumes matinales

    Dissimulent quelque chose

    Mais cette chose disparaît

    Quand les brumes se lèvent

    Quelqu’un habite ici

    Ma propre substance, peut-être.

Nous sommes là au cœur de ce qui fait la poésie d’Olivier Deck. Il se retrouve dans les éléments de la nature, dans ce paysage, dans ce qui est au plus proche de l’état originel, cette nature brute dans sa simplicité. Ce n’est pas qu’il s’y retrouve, c’est que quelque chose de lui y demeure. Il y a bien quelque chose, pour Cheng aussi (Double chant / L’arbre en nous a parlé, p. 82, dans À l’orient de tout) :

    L’appel de la mer

    Tu l’entends

    L’appel de la lune

    Tu l’entends.

Mais Deck, encore une fois, n’impose pas : « ma propre substance, peut-être », écrit-il, et ce « peut-être » laisse encore la liberté au lecteur d’y croire ou de ne pas y croire, et laisse planer un doute, celui que Deck même ressent.

Si Deck parle de l’« Homme-arbre », pour Cheng, ce serait plutôt une femme-arbre, même s’il n’emploie pas l’expression, dans le même poème (p. 82) :

    D’un coup libéré de l’écorce

    flanc nu gonflé de lait

    chevelure ruisselante de larmes

    Tu renais soudain à toi

    Tu renais enfin à toi.

Alors que Deck voit l’ancrage de l’homme sur la terre dans l’« homme-arbre », pour Cheng, la renaissance passe par la libération de l’écorce ; il faut briser l’écorce pour naître à soi, quand pour Deck il faut être dans le sol pour s’y confondre. Mais n’opposons pas Deck et Cheng sur ce point, car il n’est ici question que du tronc, pas des racines. En même temps, Deck est proche aussi de Cheng, il poursuit la même interrogation, Cheng écrit en effet (Double chant/L’arbre en nous a parlé, p. 107) :

    Nous n’y pouvons rien

    L’arbre en nous a parlé.

Cependant, avec Cheng, cet ancrage, cet enracinement, n’est pas toujours vu de manière positive. Il peut ne pas être enracinement, mais immobilisme (Double chant/L’arbre en nous a parlé, p. 107) :

    Au milieu de la plaine

    Les bêtes ont couru

    Les unes vers la joie

    Les autres vers la peine

    En nous l’arbre a parlé

    Nous n’y pouvons plus rien

    Longtemps à s’enfoncer

    Dans le sol du secret.

En même temps, un arbre n’est pas toujours fort, majestueux et solidement enraciné. Olivier Deck, dans Frontières [5]
[5] Olivier Deck, Frontières, Paris, Éd. Maurice Aumage,...
, le rappelle :

    Les arbres craintifs

    se froissent et jaunissent.

Là cependant, aucune référence autre que l’arbre, pas d’« homme-arbre », ici Deck oppose la chaleur du corps de la femme à ces arbres-là :

    Les arbres craintifs

    se froissent et jaunissent

    Je chercherai bientôt

    la chaleur de ton corps

    nous marcherons ensemble

    et la campagne d’octobre

    croquera des bonbons durs

    sous nos pieds.

Comme Cheng qui voit le bonheur quand on sort de l’écorce, comme lorsqu’on fend l’armure, quand on n’est plus arbre, Deck indique ici que le bonheur n’est pas dans l’arbre. Et pourtant, il y a quelque chose de vivant dans l’arbre, car Deck, parlant d’un olivier, écrit (« Le chant de l’olivier, III », p. 32) :

    Et la fleur de l’olivier

    simplement

    palpite.

Le verbe palpiter n’est pas choisi au hasard, et si le cœur de l’arbre se trouve dans ses feuilles, c’est qu’il ne trouve pas la vie dans son enracinement, mais dans ses feuilles lorsque celles-ci s’épanouissent, d’où l’importance de la sève. Ce qui n’est pas dans l’écorce, ce qui est au bout des branches. On brise l’écorce, là aussi. Deck, donc, réellement, une fois encore, rejoint Cheng.

La présence de l’arbre est significative, parce qu’il est profondément inscrit dans le sol, dans la terre, immobile et fort et pourtant vivant, et dans le poème de François Cheng au début de la section « L’arbre en nous a parlé » (p. 61), il est question du « fût

    Par où monte la saveur de la sève de l’originel désir »,

cette sève qui permet l’épanouissement des feuilles et des fleurs.

Il est aussi question, dans un autre poème, de « la résine du temps » (p.80).

Dans le premier poème « Cyprès » (Cantos toscans, p.118), la métaphore est humaine :

    Lorsqu’arrive le vent,

    Nous nous donnons entiers.

    Au loin, mille papillons

    Déchirent l’horizon.

    Nous restons immobiles,

    Pour être enfin, d’ici,

    La sève, l’élan, le chant.

Ces trois mots, qui semblent devoir nourrir chacun d’entre nous, pourraient constituer un triptyque important de la poésie de François Cheng, dont chacun des termes entraînerait le suivant. La sève, liée à la vie et qui est constitutive du désir, permet l’élan, qui lui-même permet de faire naître le chant. Et Olivier Deck y répondrait presque par « L’Homme-terre », « L’Homme-arbre » (l’élan) « L’Homme-oiseau » (qui correspondrait au chant). Là, c’est forcer un peu la correspondance, remarquons simplement un autre triptyque avec des préoccupations similaires.

Il arrive qu’on ne puisse être au monde, qu’on ne puisse ressentir les éléments autour de soi et se confondre en eux-mêmes ; et pour Deck,

    Il n’y a que l’oubli

    Pour sécher les rivières

    L’oubli

    Quand le reflet se tait.

Oublier, c’est ne plus être au monde, c’est être inconscient de ce qui nous entoure, c’est ne plus pouvoir recharger de sens le moindre élément terrestre. Sécher les rivières, c’est ne plus avoir conscience d’elles, c’est assécher son regard de poète.

Olivier Deck est proche de François Cheng, lorsque celui-ci écrit (Double chant/ Un jour, les pierres, p. 37) :

    Avoir tout dit

    et ne plus rien dire

    Accéder enfin au chant

    par le pur silence.

Accéder au chant, à la parole poétique, par l’entremise du silence, c’est aussi ce que suggère Olivier Deck dans un de ses récents Tercets :

    Le silence comme un ciel

    où voyagent les mots

    oiseaux qui partent oiseaux,

et ici le silence est l’univers du mot, avec à nouveau l’image de l’oiseau. Au commencement il y a la parole, mais avant la parole il y a le silence. La parole est une création, au même titre que les planètes dans le ciel, la matière dans l’infini. Le mot est matière, et se répand, avec légèreté, comme les oiseaux, et le langage permet le voyage dans ce qu’il restitue du monde.

S’ouvrir au silence pour Cheng, ou bien retrouver Le chemin du silence, pour Olivier Deck, titre d’un de ses recueils. Nommer les choses, les retrouver telles qu’en elles-mêmes. Et le silence contient en lui-même des richesses insoupçonnées, c’est ce que Deck écrit (L’Envol, IV) :

    Dans mon silence

    Il y a le nom

    De la mer et des pierres

    Le nom de l’oiseau

    Le nom de l’arbre

    Le nom du vent

    De la neige

    Du ciel

    De la lumière

    De la nuit

    Et de l’étoile

On pourrait penser que Cheng utilise cette notion de l’oubli dans un autre sens (Double chant/ L’arbre en nous a parlé, p. 99) :

    Longues nuits hivernales

    Restent croisées nos branches

    La promesse est en nous

    Nous n’oublierons rien

    Nous oublierons tout

    Déjà proche est la brise.

Or, là encore, Olivier Deck s’en rapproche, et c’est une preuve supplémentaire que sa poésie se nourrit des mêmes préoccupations que François Cheng.

En effet, si Cheng écrit « Nous n’oublierons rien » puis immédiatement après « Nous oublierons tout », c’est bien pour mettre en rapport l’essentiel et l’accessoire, celui-ci que nous oublierons, celui-là dont nous garderons conscience. Et la présence au monde n’est pas le moindre élément de cette conscience. Cet état de présence au monde renaît de cette mise à l’écart de l’inutile, qui, une fois achevée, permettra de ressentir le vent, tout sera à nouveau tel qu’en soi-même.

    Et c’est ainsi que

    Tout est retrouvaille

    Tout est épousaille

    la vie s’offre à nu [6]
    [6] François Cheng, Le long d’un amour, Paris, Arfuyen,...

C’est ainsi que le poète est capable de s’en imprégner et de la restituer. Le mot « épousaille » est important, car ce n’est pas seulement retrouvaille, cette retrouvaille (puisque le terme est ici au singulier) est durable, inscrite dans le temps de manière claire.

Restituer l’essentiel et s’imprégner des éléments extérieurs peut parfois être difficile. C’est la difficulté de cet état qu’Olivier Deck restitue dans un des derniers poèmes de Frontières (p. 71), où la dureté soudaine du climat l’empêche de ressentir l’essentiel, matérialisé ici par « le parfum de la résine », et l’on a ici la succession immédiate des deux états :

    Sur le tapis d’aiguilles

    Sèches et gelées

    je marche

    Quand

    m’effleure

    le parfum

    de la résine

    Puis le froid

    reprend le parfum

    se referme

    sur la forêt pâle

En s’imprégnant des éléments extérieurs, on s’aperçoit que ceux-ci sont immuables, dans leur matérialité. Il y a une permanence des éléments du monde, que la poésie peut, modestement, tenter de restituer, qui s’oppose à l’éphémère de la condition humaine, et là encore Olivier Deck répond à François Cheng.

En effet, à « La table ancienne, assise de l’ancienne/ Demeure » (Cantos toscans, p. 133) répond le poème « La table de bois » d’Olivier Deck, et le vaisselier dont il est question dans le poème suivant. Même ancienneté, même permanence, cette table de bois, dont Cheng écrit qu’elle est « lourde de racines d’antan/ Et de vécu humain », et l’on ne saurait mieux dire les mille incidents de la vie qui se produisent autour d’un meuble ancien, qui a vu plusieurs générations se succéder. Il y a chez Olivier Deck un vaisselier « qui se souvient/ de très anciennes conversations ». Lui seul d’ailleurs peut s’en souvenir. Dans ce même poème, Olivier Deck écrit :

    écoute

    quand tu ouvres les portes

    écoute les conversations

    rangées sur les étagères

    écoute les mots

    alignés dans les tiroirs

    écoute

Deck indique donc que les objets, par leur permanence, ont une mémoire, comme une mémoire éternelle devant laquelle passent les vies humaines éphémères. Il arrive que les vieux meubles soient détruits ; mais, écrit Deck,

    quand on le brûlera

    bien après nous

    quand on le brûlera

    avec

    les chaises

    avec

    la table

    Alors le feu

    disséminera dans l’air

    la mémoire

    de l’armoire.

Les « racines d’antan » et les « vécus humains » dont est témoin la table ancienne de François Cheng, auxquelles répond la mémoire du vaisselier, qui se disséminera dans l’air quand il sera brûlé. Une fois encore, les préoccupations d’Olivier Deck, sa philosophie poétique, répondent à celles de François Cheng.

Je ferai un détour rapide par un autre poète contemporain, qui résume assez justement, et sans le vouloir, la poétique de Cheng, et d’ailleurs aussi celle d’Olivier Deck. Sylvestre Clancier, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a d’ailleurs travaillé sur les premiers alphabets, dans son recueil Écritures premières (Paris, L’Improviste, 2004), écrivant à partir d’idéogrammes. C’est dans un autre recueil, Une lumière dans la nuit (p. 58), ce qui est pour lui la définition même de la poésie, que figure ce poème :

    Il faudrait nommer l’herbe

    le vent, la rivière

    nommer la source et le caillou

    donner aux mots la senteur de l’herbe

    le souffle des vents, l’eau du ruisseau

    pour qu’enfin du poème renaisse

    le monde oublié

    de la présence au monde.

C’est bien le retour à la simplicité originelle de chaque élément qui rend évidente la présence au monde du poète. C’est, par exemple, chez Cheng, « L’orage qui s’annonce » qui

    Restitue à l’horizon

    Son irrépressible senteur

    de mousse et d’algue. (Double chant/ L’arbre en nous a parlé, p. 86)

Ou bien lorsqu’il écrit :

    Nous sommes bien d’ici

    égarés

    retrouvés

    Au centre de l’immense cercle

    unis à tous les battements. (Le long d’un amour, p. 186)

Ou bien encore :

    Quelqu’un se lève entend le murmure

    s’émeut de ce que depuis l’éternité

    tant d’autres ont vu et tu

    il s’ouvre au silence

    du pur lointain

    qui l’éblouit

Une couleur dans la nuit, c’est donc le titre du recueil de Sylvestre Clancier, quand pour François Cheng, ce serait davantage une lumière dans la nuit, ou plus encore la lumière dans la nuit. En effet, c’est quand l’œil s’habitue à l’obscurité qu’il peut saisir la moindre nuance de lumière (p. 265), « Le jour donne à vivre / La nuit donne à voir », comme lorsque, disponible à la poésie, le lecteur ressent ce qui, dans un texte, fait poésie. La nuit n’est pas pour Cheng arrêt de tout, mais bien plus moment suspendu, où s’épanouissent les possibles. C’est le lieu où les éléments se mêlent, ou plutôt, comme il l’écrit (Qui dira notre nuit, Paris, Arfuyen, 2001, p. 219),

    le non lieu

    Où sel et gel

    échangent leurs songes

    où source et vent

    Refont un

Les éléments se confondent, mais nous aussi finalement, puisqu’on se retrouve face à soi-même (Qui dira notre nuit, p. 238) :

    Mais c’est là notre propre voix que nous entendons !

    Cette voix, notre seule défense, seul pardon

    Qu’envers et contre tout nous faisons entendre

    Sous peine de mourir

    d’être si seuls dans l’univers

    La nuit s’est faite notre confidente

La nuit qui, pour Deck, est source de création, où la « lumière » dans la nuit, ce serait le scintillement des rêves, qui peuvent engendrer la création poétique :

    La nuit est arbre d’avril

    tel amandier en fleurs

    œil clos où scintillent les rêves

La nuit est aussi le moment de l’abandon charnel, de l’amour, cet amour que Cheng voit comme un abandon de soi, un « don total » (Le long d’un amour, p. 166), un abandon de chacun en l’autre, avec l’image charnelle qui se mêle à cette idée d’abandon. C’est l’amour qui permet la renaissance, et l’amour véritable ne peut s’envisager qu’avec la perspective de la mort. À la vie, à la mort, l’expression est commune mais l’image signifiante dans l’œuvre de Cheng. Cette expression est d’ailleurs chère aussi à Andrée Chédid, qui en a fait le titre d’un recueil de nouvelles.

L’amour « don total » mais la rencontre amoureuse pour Cheng est aussi mise à nu devant l’autre, devant le regard de l’autre (Le long d’un amour, p. 171) :

    Ton regard tout de rêve et d’attente

    Si offert à la transparence qu’à jamais

    l’aube y dépose sa promesse

    […]

    Se dépouiller tel un arbre en hiver

    ouvert aux affres et aux effrois

    Dressant ses branches contre le ciel étoilé

    Franchissant une à une les couches de la nuit

    Et venir enfin

    au devant de la transparence de l’aube

    Et te dire, avec l’évidence du jour, « me voici ! »


C’est ainsi que la rencontre est apparition, renaissance à soi-même, et présentation de soi. Et on retrouve chez Deck une connexion assez nette entre la création poétique, ou plus encore le langage, et la rencontre amoureuse. Une rencontre, c’est pouvoir parler le même langage, ou plutôt parler, réellement, son propre langage, le langage pur, originel ; il faut renaître à soi-même pour s’éveiller aux autres, et là aussi, comme chez Cheng, il y a l’idée de renaissance, mais de renaissance à soi (L’Envol, IV) :
80

    Je ne me connais pas

    Pourquoi te rencontrer ?

    Pourquoi frapper à ta porte ?

    Je dois trouver mon regard

    Avant de poser les yeux sur toi

    Je dois trouver mes oreilles

    Avant de t’écouter parler

    Je dois trouver ma langue

    Avant de t’adresser la parole.

Ce don de soi est aussi renaissance dans l’acte charnel, et Cheng écrit (Le long d’un amour, p. 177) :

    Une source se libère

    traverse l’aire de chair

    se perd au plus loin

    Où terre-ciel s’unit

    au vol de l’alouette

    re-née de son chant

    Infini autre

    Infini tien

Il y a une idée d’infini dans l’amour, et c’est sa force, infini et infiniment, cette renaissance est absolue. Et c’est ce paradoxe entre finitude de l’être et infini des sentiments que Cheng évoque (Le long d’un amour, p. 188) :

    Nous sommes clôture et finitude

    Pourtant c’est entre nous

    Que sans fin jaillira

    Ce que la vie désire

    de plus vaste

    de plus haut

    d’infiniment transmuable

    Aimer c’est être

    en avant de soi

    Aimer c’est dire

    « Tu ne mourras pas ! »

C’est ce même paradoxe entre finitude de l’être et infini atteint par l’amour que Deck évoque à la fin d’un poème (L’Envol, III) :

    Le chant de la nuit

    Lève le doute sur l’étoile

    Et le chant de l’étoile

    Lève le doute de tes yeux

    Lève le doute sur moi

C’est l’immensité du ciel puis les étoiles qui amènent au regard de l’être aimé (comme avec Cheng, on a là l’importance du regard), intimement lié au poète, puisqu’un regard suffit pour renaître à soi-même.

D’autre part, l’acte charnel est renaissance à soi, à son être profond, c’est un retour à sa « haute enfance », à sa personnalité intrinsèque (Le long d’un amour, p. 204), qui remonte de très loin en soi :

    Âme charnelle, cette basse continue en chacun

    Lorsque le toucher de l’autre le fait

    vibrer, résonner

    Lentement alors s’élève

    éveille puis émerveille

    éveillant puis ensorcelant

    L’air de la haute enfance

    jadis éclatant puis oublié

    longtemps enfoui puis souvenu

    Psalmodiant le présent de sa pléniture

    Où le lys éclos rejoint enfin l’étoile.

L’amour est aussi promesse, promesse de soi, promesse en l’autre, et c’est le point essentiel de la rencontre amoureuse (Le long d’un amour, p. 186) :

    À la promesse

    voici que nous accédons

et Deck reprend lui aussi cette idée de promesse (Intérieurs nuit, p. 46) :

    J’aime ton souffle ici

    ta respiration

    où s’évadent en fardeau

    les jours perdus

    ta respiration

    où s’incarnent

    les promesses en crues.

La promesse est donc aussi importante pour Deck que pour Cheng, puisqu’elle se matérialise dans la respiration de la femme aimée, elle est donc, réellement, à la source-même de l’être.

La poésie aussi permet l’abandon et la renaissance, lorsqu’on s’abandonne au mot et qu’on le charge d’un sens nouveau, qui est en réalité le sens originel, le faisant ainsi renaître en lui-même. On renaît en soi-même par l’amour. C’est ainsi qu’on revient là au centre de la poésie de Cheng.

Il y a donc entre la poésie de François Cheng et d’Olivier Deck des rencontres inattendues, des hasards d’écriture, des coïncidences. J’ai parfois quelques doutes quant au hasard, mais je sais qu’Olivier Deck est imprégné de poésie chinoise en général et de l’œuvre de François Cheng en particulier. Je l’ai su après avoir commencé à travailler sur le sujet de cette intervention, parce que je me méfiais du hasard, ou plutôt je le craignais. Mais il n’y avait pas de hasard, Olivier Deck me l’a confirmé, et je lui ai proposé de venir, pour intervenir à son tour, quelques minutes, sur ce qui le touche dans l’œuvre de François Cheng, et pour qu’il choisisse un texte qui compte particulièrement pour lui.

Il y a dans ces deux œuvres, surtout, la disponibilité au monde qui est aussi disponibilité aux êtres, attention à l’univers dans sa vérité, à l’essence. Cela se ressent dans ces deux poésies qui vont, chacune, à l’essentiel, sans les affèteries de langage dont est parfois coutumière la poésie contemporaine. Le mot est juste, restitué dans sa nudité et cherchant à rendre la vérité du langage, de l’être. François Cheng et Olivier Deck sont au monde, proches de lui, de la terre d’où provient le langage et d’où provient la vie. Un lien est fait d’ailleurs entre les éléments, la terre, la vie, et la poésie. « L’écriture ou la vie », comme l’écrivait Jorge Semprun, dans un autre sens, mais finalement on n’en est pas si loin. Il y a une relation entre cette disponibilité aux choses, aux êtres, et à l’existence elle-même. L’écriture au plus proche de l’essentiel, qui nomme le réel car elle lui reconnaît une existence, le nomme au plus juste, au plus proche de la terre sur laquelle l’homme, comme le poète, prend racine.
Notes
[1]

François Cheng, Cantos toscans, dans À l’orient de tout, Paris, Gallimard, p. 111.
[2]

François Cheng, Cantos toscans, p. 149.
[3]

François Cheng, Le livre du vide médian, Paris, Albin Michel, p. 281.
[4]

Olivier Deck, Le Chemin du silence, Pau, Éditions Cairn, 2003.
[5]

Olivier Deck, Frontières, Paris, Éd. Maurice Aumage, 2005, p. 61.
[6]

François Cheng, Le long d’un amour, Paris, Arfuyen, p. 199.
Pour citer cet article

Vincenot Matthias, « Lectures croisées : François Cheng et Olivier Deck », Revue de littérature comparée, 2/2007 (n° 322), p. 191-204.

URL : http://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2007-2-page-191.htm

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