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Andalousie
DE L'EXTRÊMORDINAIRE
Par Olivier Deck Le 14/08/2024
11 août 2024 Capbreton
Attendre le départ. Regarder encore les cartes. Lire. Rêver le voyage.
Dans son livre BW, Lydie Salvayre évoque le voyage conçu comme un tauromachie. C'est ainsi, en effet. Encore une fois, je pars pour me frotter à l'inconnu au-dedans, pour risquer ma peau actuelle, pour mourir à moi-même et renaître au plus près de ce que je suis, de ce que je crois être, de ce que je deviens. Pour muer à l'intérieur. Chaque voyage est l'occasion d'une métamorphose de soi en soi. Avant de partir, je relis les propos de Jankélévitch sur l'aventure. Celle qu'il nomme l'aventure aventureuse, par opposition à l'aventure aventurière. Il n'est pas d'aventure véritable que celle qui engage la vie, met en danger, et point de danger véritable autre que le danger de mort. La Poésie, c'est descendre dans l'arène de l'existence sans aucune autre raison que de se frotter au réel tel qu'il est. Non dans ses extrêmes extraordinaires mais dans son extrême ordinaire, que le poème métamorphose. L'extrêmordinaire. Un appareil photo, une plume, une guitare à la main, être capable de considérer ce qui advient comme un défi, un enjeu à la vie à la mort. Allez jusqu'au bout. Sans idée de gagner ni de perdre.
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Je pars pour prendre un temps d'avance. Pour aller au-devant de ce qui adviendra. On pourra m'accuser de chipoter, advient ce qui advient, certes, qu'on le devance ou non. Oui et non. Je choisis de partir pour me jeter encore et encore dans l'aventure du chemin, changer les données de la normalité. Certes, je ne brave pas d'autre danger que le danger métaphorique, si l'on excepte les dangers de la route, le risque d'être occis pour un oui ou pour un non au détour de la rue par un malfaisant, de manger une tortilla toxique préparée avec des oeufs importés de la région de Zaporijia, une ensaladilla rusa concoctée par un cuistot russe du SVR qui m'aurait pris pour un espion allemand à cause de mon teint teuton exacerbé par le soleil andalou et de mon Leica made in Germany, de contracter une maladie échappée de la pisse du pangolin ou d'un laboratoire chinois de recherche médicale, on n'est plus sûr de rien, en ce monde civilisé. Cela ne date pas d'aujourd'hui, je me souviens, lorsque j'étais enfant, de ces longues files de gens qui attendaient - c'était du côté de Valencia - pour être vaccinés contre le choléra dont une épidémie se propageait en Espagne. Bref, sauf accident de parcours, je ne vais pas au-devant du danger habituel dont l'aventurier fait sa publicité. Foin de tigre du Bengale, de sommet à 8000 ou de tempête en mer... Ici, le danger est intérieur. Le toro est métaphorique. Je prends la route pour écrire une chanson de geste sans savoir de quoi sera fait le voyage. Je vais au-devant de ce qui voudra bien croiser ma route. Comme Don Quichotte va au-devant des péripéties. Je ne laisse pas venir, je ne reste pas chez moi, bien installé dans le fauteuil des habitudes, les pieds glissés dans les rassurantes pantoufles du décor familier, entouré par mes livres, mes casseroles et mes guitares. Je pars. Parce qu'il y a péril en la demeure, voilà qui n'est pas nouveau, certes, mais toujours valable. La même Lydie Salvayre, dans le même livre qui traite des voyages de BW, cite la "manie ambulatoire" signalée dans les manuels de psychiatrie. Sans doute suis-je atteint, comme le chevalier à la triste figure, du mal ambulatoire. Le syndrome du partir. Le mouvement est à la fois mon symptôme et ma potion, la distance mon saignement et mon traitement au long cours.
à suivre...
©Olivier Deck
APPEL : Mmes et MM. galeriste, éditeur, directeur de centre culturel ou artistique, amateur d'art, organisateur, programmateur, collectionneur, chroniqueur, journaliste... si vous êtes intéressés pour soutenir ce projet, aider à sa production, sa publication, son exposition, sa présentation en public (exposition, publication, récital, lecture, chanson, projection, conférence...) n'hésitez pas à prendre contact par messagerie.
PRÉAMBULE. Des hauts faits d'âmes.
Par Olivier Deck Le 08/08/2024
Mardi 19 septembre 2023 Capbreton
DES HAUTS FAITS D'ÂME
"Le poète peut chanter ou conter les choses, non comme elles ont été, mais comme elles auraient dû être..."
Cervantès in Don Quijote de la Mancha.
Il y a plusieurs années, de nombreuses, très nombreuses années, sans doute depuis que j'ai emprunté la voie des arts, à l'adolescence, que je sais avoir rendez-vous avec Lui. L'ingénieux hidalgo, le Chevalier à la triste figure. À mon regard, parfait symbole du poète errant, il n'est pas le dernier à manifester son goût pour la poésie, au long de ses aventures. Poétiser signifie : "faire". Ce à quoi il veut croire, il l'invente. Ce qu'il veut vivre, il le suscite. Ce qu'il veut affronter, il se l'impose. Ce qu'il considère comme mauvais, il le combat. Quelle différence avec tout ce que j'ai connu en cette vie? Quelle différence avec la poésie vécue, concept si cher à Holderlin ou Rilke?
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Tout ou presque de ce nouveau voyage sera im-prévu, comme le fameux roman de chevalerie lui-même. Il consistera en des "sorties" pour aller au-devant d'aventures que je rencontrerai en chemin, au gré de mon imagination, de mes humeurs, de mes désirs. Don Quichotte est le grand défenseur de la liberté d'être et de penser, de raisonner et de déraisonner. Liberté d'âme, liberté de corps.
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Si j'ai choisi d'errer, de divaguer, jusqu'à en faire un mode de vie, c'est pour cette sensation unique de liberté que cela me procure. Alors, fort de sa leçon, le héros fait de moi un héraut. Un humble chantre d'une existence bohémienne, vouée à la Poésie, c'est à dire à l'Art, à la Beauté, à l'Émotion, au service de l'énergie primordiale d'où Tout procède, où Tout revient toujours pour l'éternel recommencement du même changé en autre que lui : l'Amour. D'Amour, je parlerai, bien entendu. Point d'aventure chevaleresque sans lui. Il ne sera même question que de cela, puisque l'Amour est justement l'expression sublime de la force primordiale de ce monde, celle qui pousse en avant, qui crée, qui protège.
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Je m'engage ici avec les seules armes du poète. Il ne s'agit pas de faire couler le vrai sang, quoique encore une fois je me saignerai aux quatre veines pour mener à bien cette aventure. Encore une fois j'y mettrai tout mon courage, toutes mes forces, et mes pauvres maravédis, plus trébuchants que sonnants. Et toujours, dans mon bissac, un Leica, une guitare, un carnet, une guitare. Don Quichotte, dans le chapitre XVI de la deuxième partie, moque Sancho en lui disant qu'il est de ceux qui, aux arènes, préfèrent voir le toro du haut de la galerie. Vivre poétiquement, même si le danger n'est pas physique - encore que, le corps y laisse du sien - c'est descendre dans l'arène de la vie. C'est se battre. Livrer un combat créateur au moyen de l'action poétique. En moi, l'Ingénieux hidalgo a troqué son épée, sa lance, contre les attributs de l'artiste. Je me prends pour lui, direz-vous, et vous aurez raison, c'est précisément le sens de ce nouveau voyage. Après tout, serait-ce usurper quoique ce soit? Un auteur (Cervantès en témoignerait), ne saurait souhaiter plus beau legs qu'une kyrielle d'identifications à son héros. Celui-ci s'offre à tous. Le personnage est si ouvert, si universel, que chacun peut se retrouver en lui. Ce que je fais ici. Poète erratique, bien avant d'avoir entendu parler du Quichotte, je ne suis que plus conscient du sens mon chemin depuis que j'ai croisé le sien dans les livres. Ce voyage est un tribut que je lui dois, un geste de reconnaissance. Un adieu, peut-être.
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à suivre...
NOTE : Galeriste, éditeur, directeur de centre culturel ou artistique, amateur d'art, organisateur, programmateur, collectionneur... si vous êtes intéressés pour soutenir ce projet, aider à sa production, sa publication, son exposition, sa présentation en public (récital, lecture, chanson, projection, conférence...) n'hésitez pas à prendre contact avec moi.
SÉVILLE, APARTÉ
Par Olivier Deck Le 21/03/2024
SÉVILLE, APARTÉ
portrait d’une cité-muse
à Rafael Riqueni
Mon voyage à Séville a commencé au début des années quatre-vingts pour ne jamais s’arrêter. Ce que je viens chercher ici? Je l’ignore. Quelque chose de moi qui m’échappe. Quelque chose que je ne sais pas nommer. Lorsqu’au matin, rue Alfonso XII, je prends un pantomate con jamón, accompagné d’un jus d’orange naturel et d’un café cortao, je me sens à ma place. Lorsque le soir venu, après une journée d’errance photographique dans les rues - dix, quinze, vingt kilomètres - je m’accoude à un comptoir pour boire une cervecita ou un verre de tinto crianza, avec des olives vertes et pourquoi pas quelques beignets de calamars, un salmorejo avec ses copeaux de jambon ibérico et d’oeuf dur, je me sens à ma place. Pas sévillan pour autant. Ni andalou, ni espagnol. Je sais que je suis juste à moi-même, dans mon souci constant de ne rien usurper. Je sais d’où je viens, d’où je suis, que je repartirai vers ce coin de la France mitoyen de l’Espagne, ce sud-ouest dont l’âme est un peu espagnole. Où je suis né, où je vis, où je rapporterai les émotions du périple pour en faire quelque chose. Quelque chose d’autre.
L’Andalousie est une source d’énergie créative hors du commun. Elle enfante des artistes de haut vol, dans tous les domaines. Elle attire les créateurs du monde entier. Les plus grands comme les plus modestes. J’ai mis le cap sur ce pays avant même de savoir que de tout temps il a attiré, fasciné les créateurs, les écrivains, les peintres, les musiciens, les danseurs, les penseurs… la liste est interminable. Pour l’artiste, l’Andalousie est une source, un mystère, un feu, un appel.
Ici, à Séville, je vais en arpenteur de la lumière, livré à la distance, aux heures, aux rues, aux parcs, aux humeurs, aux intuitions, aux envies. La divagation concerne le corps comme l’esprit qu’elle débarrasse des contraintes du réel pour laisser libre cours à la rêverie, elle-même activité primordiale du poète… Celui-ci ne parvient pas au poème en lisant une carte ou en suivant un gps. Il s’y laisse conduire par le songe, le désir. Aussi vais-je ad libitum, dans la cadence de mon choix, selon une fantaisie qui se réinvente à chaque pas, une curiosité sans autre objet qu’elle-même.
Ici et là, je fais halte à l’abri opportun d’un bistrot, d’une auberge, d’un estaminet, dans cette Espagne qui reste - pour combien de temps? - le pays des vraies tavernes. J’aime me retrouver accoudé au comptoir ou attablé, parmi les autochtones qui entrent et sortent, hélant des serveurs tels qu’il n’en a jamais existé qu’en Espagne. De ceux sans qui le matin ne serait plus tout à fait le matin, et le soir plus tout à fait le soir, et la vie plus tout à fait la vie, plus aussi rondement. De ceux que l’on aime retrouver comme de vieilles connaissances, qui font de la taverne un théâtre du quotidien où l’on prend soin de l’autre. Où l’on rit, où l’on se régale, où l’on s’engueule, où l’on s’aime, où l’on vient enfouir sa peine, où l’on s’ennuie avec plaisir, où l’amitié se pratique, où la solitude trouve un écrin.
L’Andalousie est mon éternel périple. Séville, mon plus vieux rêve de cité merveilleuse. Je me souviens de ces jeunes années, quand je m’asseyais sur les bancs public ou à même les pavés pour peindre à l’aquarelle, les rues, les façades, les parcs… avec la main et l’esprit incertains du novice qui interrogeait son propre sentiment, celui-là même qui m’habite encore aujourd’hui lorsque je suis ici. Quarante années plus tard, c’est avec un appareil photo que je flâne dans Séville. La photographie est en moi une mutation de la peinture. Et au-delà, où s’appuyant sur cela, elle est devenue une écriture poétique en soi. Puisant au visible, elle exprime le reflet d’un état d’être, dans un certain lieu, à un certain moment. Captant l’ombre et la lumière à l’extérieur, elle offre en retour un miroitement de la vie intérieure. Forme poétique pleine qui atteint le coeur par la voie du regard. Elle puise au réel, au visible, pour à son tour donner à voir, mais d’une autre façon.
La photographie que j’évoque ici, considérée comme expression de la Poésie - l’emploi de la majuscule veut nommer le poétique en amont de toute forme d’expression -, ne consiste cependant pas à imposer une vision. Elle exprime le souffle de la liberté, celle de penser, de douter, de s’interroger, de rêver, d’être soi. Elle communique, au moyen de l’image une énergie dont le plus beau destin serait de provoquer, susciter chez l’Autre - celle, celui qui regarde - une émotion personnelle qui diffère de l’originelle, la mienne. Sans doute est-ce là ce qui mesure la valeur d’une photographie, sa capacité à émouvoir diversement, à donner le sens le plus noble au divertissement. Si l’appartenance de la photographie à la famille des Arts a été mise en doute ou contestée au fil de son histoire et encore aujourd’hui - bien que représentée à l’Académie des Beaux-Arts -, il ne fait aucun doute pour moi qu’elle est l’une de ces hautes voies que l’être humain emprunte pour alléger le fardeau de l’existence et sa terrible condition dernière. Elle est soeur de la musique, de la danse, de la peinture, autant de disciplines qui se passent de mots. Or elle est aussi, en tant qu’écriture, jumelle de l’art poétique littéraire lui-même qui, s’il s’écrit avec les mots, par le jeu qu’il en fait affranchit son lecteur de la contrainte du sens, à tout le moins le déroute et l’invite à se questionner sur ce dernier ou à le réinventer pour son propre compte. Aussi, qu’on me laisse considérer celui qui regarde une photographie comme un lecteur, puisque la photographie est une écriture. Une écriture qui, par surcroît et comme toute approche se réclamant du poétique, creuse, étend, bat en brèche et réinvente toujours l’idée de la Beauté, celle-ci non considérée comme une fin, ni même une valeur arrêtée, précise, définissable, mais une direction, une tendance, un cap. Celui de la justesse et, dans le meilleur des cas, de l’émerveillement.
Si je ne suis pas sévillan, je ne suis pas même citadin. La ville n’est pas mon écosystème. J’y suis mal à l’aise, la foule des humains est un troupeau que craint l’animal solitaire. Alors je passe à l’écart. Je ne suis pas de ceux qui, en goguette, rencontrent, sympathisent, reviennent de croisière avec un carnet d’adresses bien rempli. Mon voyage est une intense pratique de la solitude. En ville j’ai peu de repères, de refuges, or j’ai besoin de tanières, de grottes, de cabanes… Entre deux randonnées photopoétiques, c’est dans les bistrots et dans ma chambre d’hôtel que je trouve l’abri pour passer du temps à écrire, à dessiner, à jouer de la guitare, à repenser l’avant et à rêver l’après. A me reposer des longue randonnées. Dès avant l’aube je suis dehors. Et tout au long du jour. Parfois la nuit. L’errance est essentielle à ma photographie. Le déplacement. La recherche inlassable de points de vue. En outre la marche s’avère elle-même un repère, un refuge, elle me relie à ma propre nature, à mes origines, à mon enfance. Celle du gosses des chemins creux que je suis et reste, partout à chaque instant.
Alors, me direz-vous, si je suis un campagnard, pourquoi diable avoir décidé de photographier la ville ? Une ville, et pas n’importe laquelle : Séville! Prise pour motif depuis les origines de la photographie, à commencer par le pionnier Français Louis-Léon Masson dès le milieu du XIXè siècle, et aujourd’hui mitraillée sous toutes les coutures et à chaque milli-seconde par des kyrielles de téléphones portables. A force d’être admirée, la belle est devenue cabotine, frimeuse, extravertie, pompeuse, elle ferait des selfies pour Instagram si elle le pouvait. Même ses vierges et ses christs posent pour le touriste. Le profane et le sacré s’y confondent et mènent ensemble bon commerce. Les marchand du temple y font florès. Séville s’offre à l’admiration comme ces stars de cinéma qui posent en permanence, se sachant observée par les paparazzis, qui soignent leur image, jamais prises en défaut, toujours sous contrôle. La belle n’a de cesse de guigner, de minauder, elle voudrait bien capturer mon regard de photographe. Alors je me garde de la fixer droit dans les yeux pour ne pas me laisser subjuguer. Son évidence ne m’intéresse pas. J’ai, ici plus qu’ailleurs, en tête la mise en garde de Constant Puyo, maître du pictorialisme français, affirmant que là où règne le lieu, il n’est pas de photographie. Or à Séville, Séville règne. Et pourtant. Envers et contre tout, quelque chose y résiste, reste vrai, profond, émouvant, incroyablement stimulant. Echappant aux aspirateurs d’une société marchandisée jusqu’à l’os, le souffle de l’esprit parcourt les rues, la lumière, la nuit. L’homme, en dépit de sa voracité pour le profit, ne parvient pas à dévorer les énergies célestes, qui à Séville émanent de tous les pores de la lumière et des profondeurs du temps où elles se régénèrent. Ici, la question des racines est cruciale.
Photographier Séville, d’accord, mais photographier quoi? Moi qui ne veut absolument rien documenter. Ni les monuments, ni les passants, ni les vitrines, ni les véhicules, ni l’activité de la ville, ni l’époque, ni les modes… Moi qui cherche l’immuable, l’inaction, la pause, la faille, l’interstice. Bien sûr que je connais la réalité des banlieues de la ville, ses polygones, ses cités où l’on se trouve à des années lumières des charmes du barrio Santa Cruz. Bien sûr que je vois ces gens, du côté d’El Arenal, qui vivent dans des palais de carton construits au fond des porches désaffectés. Bien sûr que je vois les vendeurs de cocaïne derrière la Alameda. Bien sûr que je lis les cris de désespoir tagués par les putes dans les rues où les touristes ne vont pas. On rencontre moins d’éclopés, de mendiants, de laissés pour compte qu’il y a vingt ans, dans le centre ville. Ils sont ailleurs. Loin des yeux du voyageur. Il n’y a plus de patios gitans à Triana et les tablaos sont des attrapes-couillons. Le flamenco vit sous le manteau, ailleurs, dans des cercles privés. Je n’ignore pas toute la terrible réalité de cette Andalousie qui est aussi pauvre en coulisses que riche sur le devant de la scène. Or je ne suis pas là pour rendre compte des mutations, des stigmates de la vie contemporaine, de l’air du temps. Ni journaliste, ni reporter, je m’intéresse non à ce qui se passe, à l’événement, mais à ce qui est. L’intemporalité, la lenteur, l’immuable, l’harmonie, la nostalgie, la douceur, l’émotion… c’est là ma palette. Je vis poétiquement, c’est à dire selon l’inspiration, et pour photographier, je vais là où la lumière - et son corolaire l’ombre - m’entraînent, m’inspirent. Ainsi, au gré des pas, je photopoétise.
Que fais-je ici, dans cette ville de vierges éplorées et de mini-jupes, de curés et de foutboleurs, de chapelles et de boutiques, de cathédrales et de centre commerciaux, ces rues pavées où tout ou presque sonne faux, cherchant à mettre la main au porte-monnaie du Chinois, du Français, du Britannique… Que fais-je dans la cité carte-postale, moi le photographe de l’intime, du détail, des ruisseaux, des arbres, des paysages? Eh bien voici : j’aime Séville, je ne sais pas pourquoi exactement, pour tout ce qu’elle a de beau et de laid, pour tout ce qu’elle a réussi, tout ce qu’elle a raté, et je viens y vivre en photographe-poète parce que c’est la meilleure façon de me questionner sur le mystère de cette longue attirance. Je n’y suis pas à l’aise? Soit, je me lance un défi. Je m’avance au-devant de la difficulté, de mes limites, de mes connaissances, mes réflexes, mes penchants, mes habitudes… L’enjeu, c’est de trouver le moyen de changer mon regard, et dans le même temps de garder mon regard.
Séville est solaire, baroque, dorée, clinquante, sonore et même tonitruante. Moi j’aime la brume, la pluie, l’épure, la pénombre, le silence, la solitude, la discrétion… tel Wang Wei qui chemine dans la forêt à l’insu même du bûcheron. Alors? Comment puis-je, ici, dans le triomphe de la clarté, faire l’éloge de l’ombre, telle qu’en parle Junichiro Tanizaki? Puis-je, dans cette ville envahie de touristes, exprimer le sentiment de solitude? Voyager à Séville, tu parles d’une trouvaille! Pourquoi pas Venise? Istanbul? New-York? Puis-je, entre les chants, les criaillements des téléviseurs, les éclats de rire, les coups de klaxon, la psalmodie des vendeurs de billets de loterie, les volées de cloches de la Giralda et de mille églises et couvents, entendre le silence, socle et respiration de toute musique? Je marche, oui, sans relâche, comme pour atteindre une contrée inconnue. En tous sens, jusqu’aux confins de la vielle ville, de Triana à Santa Cruz, de l’Arenal à la Macarena, du Parque de María Luisa au pont de l’Alamillo qu’on surnomme ici « la guitare », de l’Alcazar au cimetière de San Fernando où reposent les grands toreros, Paquirri, Joselito et Rafael Gómez Ortega, Ignacio Sánchez Mejías, Juan Belmonte, et les étoiles du flamenco, la Niña de los Peines et Jesús Serrapí Niño Ricardo, qui inspira Paco de Lucía, démiurge du flamenco…
Au fil des voyages et des jours, je réinvente ma photographie dans un milieu qui lui est étranger, où je suis moi-même étranger et pourtant familier. Photographie de rue, « street photography » sans passants ou presque, sans véhicules, sans animation, des rues silencieuses qui s’avancent entre les maisons tout droit comme des pistes dans la forêt des Landes. « Nature morte », le fameux Bodegón de la peinture espagnole : mon verre sur la table de bistrot, une ration de tapas, une ensaladilla accompagnée de ses petites pains secs, un café, un verre de vin… tout ce qui marque l’instant de repos, de méditation, de régal, de doute, d’ivresse. Et la peau de la ville, les textures, les murs, les parois de cette vie moderne peuplées d’écritures sauvages qui sont les phylactères de la vie cachée pour dire la colère, la révolte, le cri silencieux des mots tagués à la bombe, mais aussi la poésie, l’espoir, l’humour, cet humour andalou pétri d’une grâce tellement singulière qui provoque ici et là, en chemin, un franc éclat de rire.
Il n’est pas dans mes cordes ni mes intentions de vanter les splendeurs de Séville avec force moyens. Je déambule léger, flanqué d’un matériel réduit au minimum. Un boîtier numérique M Leica monochrome, un objectif fixe, unique, 40mm, le plus proche de la vision humaine. Au fil des ans, l’appareil s’est naturellement greffé à mon corps, il a pris racine dans mon regard, il est devenu un organe sensoriel au service d’un septième sens, le sens photopoétique. Mes pieds font office de zoom. Approcher, s’éloigner, se décaler, chercher, flairer, attendre, guetter la possibilité de créer une image essentielle, sincère, sensible. En noir et blanc, pour l’épure et la radicalité.
Manuel Pareja Obregón a chanté, dans l’une de ses sévillanes : « Sevilla tiene una cosa, que sólo tiene Sevilla… » Cette chose spéciale, je veux la faire mienne, la dire à ma façon. Oui Séville inspire, remue. C’est pour cela qu’un nombre invraisemblable d’artistes y voient le jour, y vivent, y créent depuis plus de mille ans. Diego de Velázquez, Bartolomé Estaban Murillo, Curro Romero, Joaquín Turina, Rafael Riqueni…
De la belle, je veux sentir le souffle quand elle dort, son ennui, son silence, ses plus intimes frémissements. Ses cicatrices sur les murs, sa fragilité, ses beautés discrètes. Je veux me sentir en elle et la sentir en moi. Sentir ce qu’elle y devient, et comme elle me transforme. Je veux aller au creux de son cou, de ses reins, saisir une larme au bord de ses paupières, sentir la pulpe de sa chair, la tiédeur de son souffle, le grain de sa peau. A l’instar d’un Paul Strand, initiateur de l’approche photopoétique, qui fit le portrait d’un village italien, Luzzara, je fais le portrait intime d’une ville espagnole, Séville. Avec l’oeil du peintre. L’aisance du danseur. La cadence du musicien. La fantaisie du rêveur. L’émotion d’un poète qui trempe sa plume dans l’encre de la lumière.
Séville. Décembre 2021.
in "Rafael Riqueni, une guitare de cristal", Éditions Contrejour 2022
©Olivier Deck
BRUT DE FLAMENCO
Par Olivier Deck Le 01/02/2024
Fin décembre. Il est bientôt minuit. Je marche dans les rues d'un minuscule village perdu dans la montagne, ramassé sur lui-même, rencogné autour de ses patios reliés par des venelles aux murs blancs tachetés de pots de fleurs sans fleurs. Bleus, les pots. Un peu partout, comme les gardiens du temps, des orangers encore chargés de fruits. J'ai passé la soirée à écrire, près d'un feu de cheminée, au fond d'une taverne où l'on m'a régalé de charcuteries et de fromages locaux, accompagnés d'un solide "vin de la terre". De ceux qui font pousser des racines sous les pieds et dans la tête. Je regagne ma chambre par une ruelle étroite où un citronnier malingre joue les vigiles, ou bien les mendiants, quand vient à mes oreilles le son d'une guitare émanant d'un estaminet planqué sous un passage couvert. Pas de doute, il s'agit bien d'une guitare, et non d'une diffusion de musique. Je pousse la porte de bois. J'entre.
L'endroit est assez exigu. A droite, le comptoir, le serveur tout de noir vêtu, tête en forme d'olive, barbe noire de trois jours. Il a le menton posé sur sa main, coude en appui sur le zinc, et ma venue ne semble pas l'enchanter, lui qui pensait rejoindre sa fiancée sous peu, ou quelque chose d'approchant. A gauche, un petit espace salon surélevé d'une marche, où sont posées trois tables de bois et leurs chaises correspondantes, de bois itou. Des azulejos jusqu'à mi-hauteur, et des affiches de toros, des photographies, des reproductions de publicités anciennes de manzanilla. L'article original (ou un faux) du journal annonçant la mort de Manolete, sous verre. Linares n'est pas très loin. Et deux flamencos, qui se sont interrompus à mon irruption.
L'un, à droite, comme un indien, brun, peau cuivrée, visage sec, moustachu, bravant les lois européennes en fumant le cigarillo, assis sur son cajón qu'il cogne avec la délicatesse du joueur de grosse caisse de la fanfare d'un village de Chalosse, au retour de l'apéritif de noël à la mairie. Lui, ce sera "l'Indien" et tout ce qui va dans son tipi. C'est pour rire.
L'autre, rondouillard, joues et menton mal rabotés, la bouche humide aux lèvres retroussées, flanqué de sa guitare sur laquelle trottinent ses mains boudinées assez agiles mais sans nuances et des doigts trébuchant un peu à l'accélération. Mais sympathique et voulant en remontrer. Discrètement chulo. L'air batave ou british, je ne sais pas. Plutôt ex-blondinet. Plus une tête à l'appeler "Charles", prononcer "tcharlz" que Carlos, José ou Manolo. Sauf l'accent, à couper à la navaja. Ce sera donc "Tcharlz". Pour rire.
Sur la table de bois, deux verres de vin. L'Indien veut resservir son collègue, qui refuse. Jouer de la guitare est exigeant. Boxer un cajón moins, enfin, dans la conception artistique de l'intéressé. Sitting Bull - que je pourrais aussi surnommer Raging Bull, par allusion au noble art qu'il transpose à la percussion -, s'en remet une rasade, de quoi abreuver toute la tribu qui, de toutes façons, est absente, donc tout lui revient au gosier.
Les deux bardes m'accueillent plutôt chaleureusement, sans en rajouter. Ils me font signe de m'installer à la table voisine, et reprennent la musique, tandis que le serveur m'apporte un verre de vin. Ça commence mal, j'ai droit à une chanson du répertoire populaire. Quizás, quizás, quizás... passable à la guitare, un massacre au cajón. On se croirait à la fois dans un décor reconstituant un bouge à la fin du XIXe siècle, à Dresde par une nuit où ça tombe du ciel comme s'il pleuvait des bombes, et dans une mauvaise reprise d'Almodóvar. Ils me prennent pour un zozo, confusion pardonnable, il est vrai que de leur point de vue, j'ai plutôt l'air d'un Teuton en goguette que le type indigène. Sans doute, dans leurs têtes, m'ont-ils déjà surnommé Fritz ou Sigmund. Pour rire. C'est de bonne guerre. Lorsqu'ils en terminent, je dodeline simplement du chef, avec un sourire un peu figé. Pas d'effusion. Non mais! L'indien me demande si la fumée de son cigarillo me dérange. Je lui réponds que la fumée et le verre de vin, c'est flamenco. Son esprit de rébellion me plaît. Je n'accepte pas d'être fumeur passif pour n'importe qui, attention... J'ai des principes. Une taverne sans fumée, c'est comme une nuit sans lune. Comme une locomotive sans vapeur. Comme un automne sans brume. Imaginerait-on Clint Eastwood, allias Blondin, sans cigarillo, dans Pour une poignée de dollars? Brassens sans pipe à la lippe? Churchill sans cigare vissé à sa trogne? Humphrey Bogart sans clope à la commissure, donc sans son oeil plissé à cause de la fumée? Sapritch sans porte-cigarette? Brel, Ventura, Gabin sans gitane au bec? Jeanne Moreau sans blonde au bout des doigts? Cochise ou Géronimo sans calumet de la paix? Je laisse au lecteur le choix de répondre. Moi c'est fait. Le regard de l'Indien a changé, qui interroge subrepticement le guitariste, qui s'adresse à moi pour demander ce que je voudrais entendre. Por soleá, je réponds. Il acquiesce et place le capodastre sur la deuxième case, avant de chercher un peu son début. Puis il se lance à la soleá. La "madre del cante", comme on dit. La mère du chant, ce qui n'est pas tout à fait vrai, mais passons. Aussitôt, je replie ma main droite et commence à marquer le rythme à douze temps sur la table, avec les accents bien en place. Me traversent des images de ventas à l'ancienne, façon XIXe, ces auberges flamencas où les aficionados se retrouvaient pour partager et faire vivre le flamenco, loin des scènes et des projecteurs. Je suis dans mon jus.
L'indien écluse son verre en pianotant sur son téléphone. La soleá guitaristique ne l'intéresse pas des masses. Son coeur s'envole comme un faucon, me dis-je en pensant à Peau de la Vieille Hutte se confiant à Jack Crabb, alias Little Big Man... La soleá, elle, suit son cours immémorial, rebondissant ici et là sur quelques écueils, laissant quelques plumes en chemin. Tcharlz joue des phrases traditionnelles que j'ai étudiées jadis. Je salue cette fois le final en murmurant un "ole". L'ex-blondinet, qui a deviné mon intérêt pour la guitare, sans pouvoir soupçonner l'amour considérable que je porte à l'instrument, s'excuse pour le mauvais rendu de sa "sonnante", qui n'est pas sa favorite. L'autre, celle de concert, c'est autre chose... J'essaie d'imaginer, sans grand succès. En effet, la guimbarde clinque plutôt sec, et comme le jeu du guitariste ne s'attache pas particulièrement à arrondir les angles, ni à tirer le meilleur parti sonore de son outil, le résultat est assez étriqué. Il déplace le capodastre sur le manche et dit qu'il va jouer un air ancien, de ceux qui tombent en désuétude. Une farruca. Peu de guitaristes s'y risquent encore, précise-t-il. Je lui réponds, sans appuyer, que Rafael Riqueni en a composé une pour son disque Herencia, et Vicente Amigo également, il y a quelques années déjà, en 2005, si je ne m'abuse. Silia y el tiempo. Je me souviens de mon incroyable émotion, en l'écoutant pour la première fois, sur la route entre Jabugo et Zafra. Avec cette technique tellement fluide, chantée, à la fois puissante et féminine, du guitariste cordouan. Mon intention n'est pas d'en rajouter mais de lui tenir la dragée haute, j'ai envie de voir ce qu'il a dans les tripes, après tout, je ne vais pas me laisser manger tout cru. Non mais. Tcharlz se lance alors dans une pièce plutôt traditionnelle. Raging Bull décidant d'épargner son cajón, sort avec son téléphone et son cigarillo.
Après la farruca, de nouveau saluée de ma part d'un "ole" pieux, le guitariste me demande encore ce que je veux écouter. Je lui suggère un toque du Levante, les airs libres de l'Est andalou. Une minera, par exemple. Il remet le capodastre à la deuxième case et lance une taranta, avec ce fa dièse mineur très ouvert qui vous prend aussitôt au ventre et ouvre en grand l'espace sombre et merveilleux de l'émotion. Dans l'ombre, la taranta se tord un peu les chevilles sur le pavé inégal de l'inspiration, mais continue son chemin cahin-caha, elle en a vu d'autres. Là encore, un souvenir. 1991. Ludo entre dans mon atelier de peintre, une cassette à la main. Il la glisse dans le lecteur et demande : "Qui joue?" J'écoute. Je sens le piège. Je gamberge, un grand, un très grand, fabuleux. Plus fin que Paco de Lucía, moins rond que Manolo Sanlúcar... bon, je capitule. L'ami Ludo, fier de son coup, annonce : Vicente Amigo. Titre du chef d'oeuvre : Callejón de la luna. La taranta des tarantas. Trente-deux ans plus tard, je l'écoute encore vingt fois par an, avec le même étonnement. Hop! revenons à nos flamencos. Avant d'arriver à bon port, Tcharlz donne un coup de barre et enchaîne avec une seguiriya puis, dans une sorte de coq à l'âne, esquisse trois mesures de tango pour glisser vers les tientos, commentaires à l'appui. Il a son côté prof, Tcharlz. Je me dis que je devrais l'inviter à rester sur le tango flamenco, qui donnerait à l'Indien l'envie de revenir prendre place pour soutenir la rythmique festive du sud. Le guitariste, comme s'il avait entendu ma voix intérieure, repart illico au tango. Je suis l'embardée en m'accrochant aux branches, ou plutôt à mon verre de rouge, quand l'Indien rentre dans le bar et se retrousse les manches. Ça va déménager, je le sens bien. J'accompagne le rythme avec des palmas discrètes, alors que De Niro, enfin Raging bull, notre indien, quoi, se cale sur son cajón. Nous voilà embarqués dans la patrouille des éléphants. Le serveur, qui s'était rendormi sur sa main, coude posé sur le comptoir, sursaute. Sa tête glisse, plonge et il manque de donner un coup de front au zinc. Il a sans doute cru à une attaque nucléaire, ou bien la foudre, ou une charge au galop des troupes d'Hannibal, allez savoir... Encore une fois, le guitariste interrompt avant la fin, sans préavis, mais nous n'en sommes plus à une embardée près, et je sens bien qu'il n'est pas facile de rester en place sur la cadence imprévisible d'un Chiricahua éméché, tel un guerrier hors du contrôle de son chef apache, le bien nommé Chihuahua, chef des Chiricahuas, soit précisé en passant. Assourdissant. Tchalrz, magnanime mais fier, estimant sans doute qu'il ne peut s'exprimer correctement dans ce tsunami de décibels, croise les mains sur la hanche de sa guitare de bois très clair, du citronnier peut-être, et avec un art consommé de la diversion, entreprend de me raconter sa vie. Le tohu-bohu retombe. Un calme sépulcral envahit la pièce. Le serveur pose de nouveau le coude sur son comptoir, puis le menton sur sa main, soupire et se laisse glisser vers la reprise des songes après l'entracte.
Figurez-vous que Tchalrz a appris la guitare dans la rue, avec les poulbots flamencos. Mais la rue, qu'il dit, ça suffit pas pour devenir professionnel. Alors il a suivi sa cousine, qui partait à Cordoue étudier le baile dans une académie. Là, il en a profité pour s'éduquer auprès d'un grand professeur (dont le nom a été broyé par son accent de la Subbética) qui a tout réformé dans sa manière de jouer. Tout. Todo, todo, todo, même. Quand il dit "tout", c'est "tout", prof. Et puis, il est revenu au pays, parce que c'est là qu'il veut jouer. Si le musicien n'a pas une technique parfaite, je ne peux que lui reconnaître sa vaste connaissance des styles, qu'il possède par coeur. Je suis toujours fasciné par la mémoire des flamencos, guitaristes ou chanteurs, véritables encyclopédies vivantes de l'art qu'ils pratiquent et chérissent. Même quand on se trouve en présence de modestes exécutants, tels nos deux lascars, des types du campo, il est ahurissant de voir la quantité de chants qu'ils ont en magasin et sont capables de servir au débotté. Surtout le guitariste, je précise. L'Apache a un répertoire plus court, quoique plus lourd, ceci ne compensant pas tout à fait cela. Et puis, pour leur rendre grâce, peut-être que ces deux paysans - au sens noble et premier - sont en réalité plus flamencos que certaines vedettes qui se produisent sur les scènes des festivals et des théâtres, faisant du "cante jondo" un produit haut de gamme encamisolé dans une programmation et formaté pour l'écoute du grand public occidental. Ici, nous sommes dans l'expression sauvage, l'art brut. Ça passe et ça casse. Certes, il y aurait à redire sur le plan artistique mais, au tréfonds du tréfonds, la performance ne vaut pas son claquement de castagnettes. La virtuosité n'est pas de mise. Deux gars font vivre le flamenco, avec les moyens du bord, vaille que vaille. Et j'aime ça, voyez vous. C'est la vie telle que je la voudrais plus souvent. Il me plaît de savoir que ça existe encore en ce bas monde livré aux entourloupeurs de tous poils, aux avant-gardistes qui croient que, et autres néo-révisionnistes. Aux cultureux, je préfère les culs-terreux. J'aime à penser qu'ailleurs, en Andalousie, ailleurs, dans une peña japonaise, chez les Inuits ou les Arapahos du Wyoming, on joue le flamenco, à la va comme je te joue, mais on le joue.
Quand je me lève pour prendre congé, l'indien est contrarié et demande si leur musique me déplaît. Il est cabot, le Peau rouge. Le rassurant à la négative, je me rassois à contre coeur, affirmant que les écouter et partager ce moment est un véritable plaisir, mais je ne veux pas les obliger... L'Indien pactise et remplit mon verre. Il s'enfile un gorgeons et badaboum-badabam, c'est reparti. Re-tango, puis rumba. À vous fracasser les tympans, doubler la mise des acouphènes et vous filer la migraine. Apocalypse now, sans Marlon mais avec les hélicos, le napalm et la mitraille à fond. Cette fois, c'est mon âme qui s'envole un peu, je l'avoue. La rusticité a du bon, mais bon. J'ai des principes, mais aussi des limites. Mon esprit se met à divaguer. Mes yeux cherchent et retrouvent l'article sous verre de la mort de Manolete, au mur. Vrai? Faux? Peu importe. Toujours, mon coeur se serre un peu quand je pense à la mort des toreros dans l'arène. Paquirri, Yiyo, Fandiño. Ces hommes m'ont tant donné, dans la vie, en étant ce qu'ils sont, en vivant comme ils vivent, comme ils meurent, en toute vérité. Je pense à Islero, le toro de Miura qui a pris la vie de Manuel Rodríguez. Et de là, Lupe Sino, la fiancée du maestro que l'on refusa de marier in extremis, parce qu'elle n'avait pas le bon pedigree. Cette Espagne terrible de l'après-guerre, magnifiquement dépeinte par Joaquín Sabina dans la plus belle de ses chansons (dixit lui-même et Joan Manuel Serrat, pardon...) : "De purísima y oro". Manolete ne portait pas un costume bleu céleste et or, à Linares, mais Rose et or. "Palo rosa y oro", pour Sabina, ça sonne moins bien que "Purísima y oro". Chacun son boulot, il a changé la couleur pour le bien de la chanson. Cette Espagne d'une renaissance post-franquiste, de la movida, des pueblos, d'hier, d'aujourd'hui, de demain, de toujours, tragique et burlesque, que j'aime comme une patrie du coeur, depuis mon enfance. Cette Espagne que je parcours sans relâche, qui est mienne, ni celle d'un autre, ni celle des Espagnols. Cette Espagne, et plus que tout cette Andalousie qui s'offre au voyageur, à qui veut l'aimer, pour se recréer avec lui, en lui, par lui, telle qu'en elle-même et différente, singulière, à la fois mère et fille de l'inspiration. Terre de l'ombre et de la lumière primordiale. Terre du souffle premier...
Lorsque je quitte le troquet, les flamencos me donnent rendez-vous au même endroit, dans deux jours. Les roublards... En fait, ils s'étaient retrouvés pour répéter et ils ont profité de ma visite pour faire leur pub. Le vendredi, ils bricolent un peu, c'est payant mais pas cher, viens, on va passer du bon temps... Je les remercie, sans promettre. Je sais que je ne reviendrai pas. Ce serait risquer d'anéantir la grâce de cette rencontre qui doit en rester là. Demain, je reprends la route, avec mon Leica, mes carnets, ma guitare et l'envie d'en découdre avec la lumière. Adelante. En avant.
©Olivier Deck
SÉVILLE. LE CENTRE ET LA PÉRIPHÉRIE
Par Olivier Deck Le 20/01/2024
(extrait de carnet de voyage)
2 janvier 2024. Je roule depuis El Bosque, où j'ai passé la première nuit de l'année. Direction Séville, mais à ma façon. En faisant mille détours par Olvera, Moron, Marchena, Carmona. Le chemin poétique suit l'inspiration, rien d'autre. De temps en temps, je m'arrête pour photographier les grandes étendues céréalières qui pèlent le paysage jusqu'à l'os. Il est seize heures quand au loin, dans la brume laiteuse, j'aperçois la silhouette de la tour de l'exposition universelle. Séville. Le voyage a commencé ici, il y a quatre ans. J'ai parcouru la ville de jour et de nuit, sans savoir alors que les images composerait l'album "Séville, aparté", qui paraîtra plus tard dans le livre sur Rafael Riqueni. Sans savoir que j'allais rencontrer et côtoyer pendant un an le maestro de la guitare flamenca, et bien plus que flamenca. Sans savoir que je préparerais ensuite ce nouveau livre pour lequel j'ai parcouru les huit provinces. Tout cela m'a été offert par le souffle andalou. Le duende. On peut ne pas croire en dieu, mais on ne peut pas ne pas croire au duende.
Je reviens à Séville pour un dernier salut. Un dernier qui ne sera pas le dernier. Comme on dit ici, quand on propose de prendre la dernière tournée qui ne sera jamais la dernière : la penúltima. L'avant-dernière. La dernière, c'est quant on va mourir. Et encore, qui sait? Sitôt le sac et la guitare déposés dans la chambre que je loue dans le quartier du Musée de Beaux-Arts, je plonge dans les rues, comme dans les eaux familières d'une vieille rivière. Et je me laisse aller jusqu'à la nuit, dans le centre où remue une foule aux mille langues. Je n'aime plus beaucoup Séville en plein jour. Trop chinoise, trop japonaise, trop anglaise, trop allemande, trop hollandaise, trop française, trop pas andalouse. Le siècle des barbiers flamencos est si loin. Il me semble en avoir connu les caudalies, lors de mes tous premiers voyages. Peut-être que j'ai rêvé, et que le rêve a pris place en moi comme une réalité passée. Désirée. Séville en plein jour est devenue une boutique. Un étal de farces et attrapes. Un grand claque peuplé de voyageurs. Tout cela, au centre ville, parce que les quartiers en difficultés, ceux de la périphérie, ne sont pas fréquentés par les touristes.
Sur 16 quartiers difficiles en Andalousie, 6 sont autour de Séville. Mais ils se trouvent à des années lumières du centre. La calle Rosario où Silverio Franconetti ouvrit son café chantant après s'être séparé de son associé, Manuel Ojeda, avec qui il avait créé le "Burrero", rue Tarifa. A Séville, le nom des rues me raconte ad libitum l'histoire de la ville. On dit qu'elle a perdu son âme dans la course au profit, étouffée par la pollution touristique, conséquence de sa propre vanité. Et pourtant, sous le masque de la caricature d'elle-même qui attire les visiteurs du monde entier, comme un piège lumineux attire les mouches et les moustiques, sous les oripeaux de l'espagnolade, Séville est toujours Séville, même si on ne la voit plus en tant qu'elle-même, même s'il faut la deviner, écouter son murmure au creux des heures, au coin de la lumière, au souffle de la nuit. J'entends encore la psalmodie de son génie dans les effluves affaiblies du jasmin que décembre n'aura pas réussi à faner. Le tintement d'une cloche d'église...
Séville sort de derrière le rideau quand le soleil flanche. De nouveau son accent résonne dans les rues. Elle est un bouillon qui bouillonne, un cocido qui glougloute à feu doux, un tumulte, un flot de parfums, d'illusions, de déceptions, d'inspiration... Depuis quelques temps, je me dis qu'après avoir renoncé au voyage à l'étranger, il faudrait peut-être renoncer à mes noces Andalouses, que je croyais éternelles, à la vie à la mort, pour ne pas participer au massacre. Pourrais-je vivre sans divaguer en Espagne? Sans arpenter les rues des villes et des villages en chercheur d'ombre et de lumière? Pourrais-je faire le deuil de Séville? Je ne crois pas en être capable. L'Espagne n'est pas l'étranger pour moi, mais la patrie du coeur, devenue une province de ma terre natale, tant de fois j'y suis né, et mort pour y renaître. Peut-être que je ne fais là que me donner un bon prétexte pour m'absoudre, pour laver ma conscience, alléger mon coeur du poids de la culpabilité. Après tout, moi aussi je viens d'ailleurs. Je me dis que plus tard, la fatigue encourageant la sagesse, je me contenterai de voyager dans les contrées intérieures. Non, non! à peine écrite cette idée s'efface. Je dois m'efforcer d'être digne de ce qu'elle m'offre. Je dois faire, créer. Lui donner tout ce que je peux de moi même, et lui prendre le moins possible. Le minimum vital. Le strict nécessaire. Des éclats de sa lumière dans mon appareil photo. Et dans mon âme. Je sais, je l'ai appris en m'engageant de tout mon être dans ce voyage poétique, que la plus belle des Andalousies est celle du dedans. Du dedans de soi. Celle que j'invente depuis un demi-siècle.
Pour l'heure, partagé entre le plaisir et le doute, j'irai finir ma divagation au comptoir d'une taverne qui est pour moi le centre du monde, et dont je préfère taire le nom pour ne donner aucune indication. Que chacun trouve sa taverne au centre du monde...
à suivre
tous droits réservés © Olivier Deck
CARTE SUR TABLE
Par Olivier Deck Le 19/01/2024
Aller vers les salines... Puerto de Santa María
Depuis mon enfance j'ai la passion des cartes.
Nous étions des aventuriers, des coureurs de bois, des constructeurs de cabanes, des pêcheurs, des chercheurs de trésor et de champignons, des explorateurs, des grands voyageurs prêts à cingler vers l'horizon. Très tôt, il fallut apprendre à se repérer, à reconnaître les chemins, ne pas se perdre, et lorsque on se perdait, se retrouver.
Mes premières cartes, je les découvris à l'école. De grandes cartes de papier épais, à oeillets. L'instituteur les accrochait au tableau pour nous faire découvrir des territoires lointains, des Finis terrae, des Ultima Thule, des Cipango, du bout de sa règle en bois, de section carrée, qui faisait un petit "toc" à chaque fois qu'elle touchait le point qu'elle indiquait.
Je n'ai pas oublié la carte de Madagascar. Île fascinante dont nous apprenions la géographie et les cultures, parce que nous participions à un programme d'aide humanitaire qui consistait à apporter à l'école, quand nous le pouvions, des boîtes de lait concentré. Le maître les édifiait en pyramides dans la salle de réunion. À la fin de l'année scolaire, il les expédia vers cette île mystérieuse, d'où nous parvint plus tard un courrier de remerciements, tout aussi mystérieux à nos yeux.
Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des cartes. Vingt ans plus tard, j'embarquais à mon tour pour Madagascar, dans le cadre d'une mission du Fonds Européen de Développement. J'eus l'occasion de parcourir l'île, de m'émerveiller de sa beauté, de prendre la mesure de l'écart qui existe entre un pays riche et un pays pauvre sur cette Terre, encore bien plus grand que la distance géographique qui les sépare.
A l'occasion de ce voyage, initiatique et émouvant, déchirant parfois, je découvris combien la photographie - que je pratiquais assidûment, mais sans y penser, depuis l'âge de treize ou quatorze ans -, était essentielle pour moi. Elle me donnait un point d'appui, un repère, un angle de vue et peut-être un refuge. Elle me demandait de regarder, et m'apprenait à "voir", pour reprendre les mots d'Eduardo Chillida dans ses écrits sur l'Art. Je trimballais, pendu à l'épaule sous ma veste, un petit appareil Fuji, génialement nommé "Baroudeur", de première génération. Sans le savoir, je posai les bases de ce que sera ma photographie tout au long de ma vie, jusqu'à ce jour. Discrétion, légèreté, pour qu'elle s'inscrive naturellement dans les situations et les gestes, en les altérant le moins possible. Une photographie incorporée. À Madagascar, j'ai fait trois ou quatre cents images, des diapositives, qui reposent dans le demi-oubli d'une boîte, quelque part. Et quatre décennies plus tard, je vagabonde toujours avec un Leica M, discrètement pendu à l'épaule, qui déclenche sans bruit et, tout en m'apprenant encore et toujours à voir, passe lui-même inaperçu.
Le Baroudeur. Mon second boîtier.
Et puis vint l'époque des cartes dites "d'état major". L'époque du scoutisme. Quand un chef de totem nous apprenait à lire les courbes de niveau, calculer les dénivelés, situer les points remarquables, suivre du doigt les ruisseaux, repérer les mares, les étangs, les crevasses, les à-pics, les passages praticables et impraticables, et définir, les yeux sur la carte, l'itinéraire et la durée de notre prochaine exploration. Parce qu'une carte représente l'espace, mais aussi le temps.
L'apprentissage de la lecture des cartes d'état major s'avéra précieux par la suite, quand je commençais à m'aventurer dans la montagne, ces chères Pyrénées qui se déployaient au loin de la fenêtre de ma chambre, et dont la beauté persiste en filigrane dans mon regard, où que je me trouve. Le gps n'existait pas et il était indispensable de savoir préparer sa randonnée, les yeux sur la carte, à la fois pour en calculer la difficulté, et pour atteindre tel ou tel col, sommet, lac, refuge... Savoir lire la carte était aussi un gage de sécurité. Intégrer mentalement les contrées à parcourir pouvait s'avérer précieux, salvateur même - et s'avéra plus d'une fois précieux et salvateur -, quand soudain un brouillard imprévu envahit la montagne, ou que la nuit tombe avant l'étape, parce qu'on a perdu du temps en chemin... Plus tard, en rêvant sur les cartes, j'ai découvert, avant de m'y rendre, la Sierra de Guara, en Aragon, à l'époque où elle était encore sauvage. L'Espagne, déjà.
Enfin, il y eut les cartes marines, bleues, détaillées, héritières des vieux portulans. Je les découvris alors que je me formais à la navigation et passais mes brevets d'équipier, puis de chef de bord. En matière maritime, la question de la sécurité vient au premier plan. J'appris à diriger le bateau en observant la carte. Faire le point. Reconnaître les amers. Les feux. Tenir compte des courants, calculer la dérive. Prendre des décisions sûres. Naviguer de nuit, sans assistance, ni gps, avec une carte, un compas, une règle, un crayon... tout à coup l'immensité vide du Golfe de Gascogne se peuplait de repères, de lumières, d'indications, de signaux, de balises. Fascinant.
Une carte, c'est de l'espace, c'est du temps, et c'est aussi du rêve. Sur les cartes, j'ai appris à rêver mes voyages. Je me souviens de ce conseil d'un réalisateur chevronné, alors que je préparais mon premier court-métrage : "D'abord, il faut rêver ton film." J'ai repris sa formule pour l'appliquer à l'aventure photopoétique : d'abord, il faut rêver le voyage.
Rêver le voyage, c'est bien ce que je me suis appliqué à faire bien avant de partir en Andalousie. Je connaissais la région depuis mon adolescence, n'ayant jamais cessé de m'y rendre année après année, mais l'Andalousie que je m'apprêtais à explorer, je ne pouvais la connaître. Elle n'existait pas. Elle n'existait pas et j'ignorais qu'elle n'existait pas. J'ai écouté mon intuition. La suite de ma vie poétique passait par elle. Je décidais d'y partir, en photographe et en écrivain. Comme pour sauver ma peau. Et tout à fait arbitrairement, ou répondant à une injonction inconsciente, je posais une exigence : parcourir dans le détail les huit provinces, sans autre guide que l'inspiration. Ni documentaire, ni reportage. La poésie vécue, encore et toujours.
Alors mon voyage a commencé, les yeux sur la carte. C'était en 2020 et il s'achève en ce début d'année 2024, après vingt séjours sur place et environ 40000 kilomètres parcourus à l'intérieur des frontières de la Région. Le tour de la Terre.
Au mur du couloir, entre ma chambre et la salle de bains, j'ai punaisé une carte de l'Andalousie. Je passais devant X fois pas jour, et m'arrêtais souvent, pour suivre du doigt une petite route, celles qui figurent en blanc sur la carte, et mieux (ou pire), celles qui ont un bord en pointillé, indiquant l'état incertain de leur revêtement. Au feutre jaune, je traçais le premier parcours. Il s'agissait d'une indication, mes choix sur place apporteraient des variations. Je ne partais pas en mer, ici l'improvisation, les égarements et les passages scabreux étaient les bienvenus. Pour commencer, j'avais décidé de m'arrêter à Almendralejo, dans le sud de l'Extremadura, juste avant la frontière andalouse. J'allais y passer la nuit, pour commencer l'exploration par la province de Huelva et de Sevilla, de bon matin, autrement dit, pour le photographe : de bonne lumière.
Pendant le voyage, je me servais à la fois du gps de la voiture et d'un bloc de cartes à spirale dans lequel j'avais reporté, toujours au feutre jaune, les indications de la carte murale. Bien souvent, je faisais des détours, je découvrais des routes non répertoriées, certaines à peine carrossables, sur lesquelles je m'aventurais, parfois au prix d'un longue marche arrière, parce que j'arrivais à une impasse sans possibilité de faire demi-tour... Ces routes que le gps de la voiture nomme : "route sans nom". Ces routes, auxquelles fait allusion Junjing Lee dans son livre Unamed Road, je m'appliquais à la dénicher et à m'y fourrer comme dans un guêpier. Le gps servait uniquement pour avancer d'un village à l'autre. Je devais faire régulièrement le point sur la carte. Cela requit d'ailleurs un certain apprentissage, parce que lorsqu'on donne à un gps le nom d'un village, il vous amène à la mairie, or je ne comptais pas saluer le maire de toutes les municipalités que je traversais. Je ne fais que passer, partout où je passe. Ma poétique est fondée sur le mouvement. Je hume la lumière des lieux, comme un parfum dans le vent qui s'efface sitôt respiré. Ma photographie est avant tout une question d'impressions, de sentiments, et de vécu. L'acte photographique ne se circonscrit pas au déclenchement. Il commence quand je me réveille, et s'achève quand je m'endors. Et encore. Il m'arrive de rêver les lieux, les situations et les images. Et bien souvent, ma photographie consiste à ne pas photographier. Non agir. Sentir, respirer, écouter... passer mon chemin.
Le gps ne montre que l'endroit précis où l'on se trouve. Bien entendu on peut zoomer ou agrandir la carte, mais cela requiert des manipulations qui compliquent et alourdissent la méthode. Or la légèreté reste le maître mot. Pas seulement quant au poids. Lorsque j'évoque la légèreté, je pense à celle de l'art équestre, celui de La Guérinière et de Baucher, qui dirigeaient leur monture "au poids de l'idée". Ainsi je vagabonde, au poids de l'idée. En outre, un gps ne peut rivaliser avec une carte pour susciter le rêve. Il est froid, souvent agaçant, pas toujours de bon conseil, pas toujours actualisé et surtout, trop bavard! Il vous saoule avec sa voix électronique qui débite des litanies de précisions et de numéros inutiles. Moi, je lui coupe la chique. De toutes façons, je ne crains pas de me tromper, cela offre les situations les plus inattendues, soit celles que j'attends.
En chemin, donc, à chaque fois que je faisais le point, je traçais le chemin effectivement parcouru au stylo bleu, avec les détours et les imprévus. Et à chaque retour au bercail, je reportais ce tracé réel, au feutre bleu cette fois, sur la grande carte punaisée au mur. Au fil des mois, l'espace andalou se remplissait, bleuissait, et je rêvais la suite du voyage en fonction des zones encore vierges, de plus en plus rares, de plus en plus petites. Peu à peu, je dessinais la carte d'une Andalousie singulière, la mienne. Mon Andalousie. Celle qui n'existe ni pour les Andalous, ni pour les autres voyageurs. Ol-Andalus. L'Andalousie d'Olivier. Ce n'est pas le moindre des miracles de ce pays que de se prêter à ce jeu de l'invention de lui-même dans le coeur de l'autre.
J'ai pris conscience, en particulier lors des derniers périples, que cette dynamique, de la carte au territoire et du territoire à la carte, c'est à dire du rêve au réel, et du réel au rêve, avait permis une incorporation du territoire andalou. Le rêve prenait corps dans le réel, et le réel était influencé par le rêve. Lors des dernières étapes, l'Andalousie que je parcourais, que je continuais d'inventer en la découvrant, était en moi, le voyage était devenu intérieur. Les routes, les paysages, les odeurs, les sensations, les visages, les bêtes, les bruits des villes et des campagnes, tout cela bruissait en moi, étincelait en moi. Existait en moi. Je voyageais au fond de moi.
Maintenant que la divagation photographique et son relevé sont achevés, une nouveau chapitre de l'aventure cartographique s'ouvre. Je vais dépunaiser la carte du mur, pour l'étaler sur la grande table de bois qui sert d'habitude à la sélection de mes photographies. Puis je reporterai le tracé au calque, sur une immense feuille de papier à dessin, pour créer ensuite une sorte de portulan - terrestre celui-ci. La carte de ma navigation intime, ou la carte intime de ma divagation. À la façon des grands voyageurs du passé, comme un clin d'oeil vers eux, qui ont tant nourri ces songes d'enfant qui m'ont mené jusqu'ici.
tous droits réservés © Olivier Deck
L'Andalousie dont je te parle...
Par Olivier Deck Le 06/01/2024
L'Andalousie dont je te parle n'existe pas. Elle est ce quelque part en moi qui m'est terre chérie et toujours inconnue. Espace intime et mystérieux, beau et fantasque, trouvant sa réverbération dans la lumière andalouse. La vraie. Celle, puissante et capricieuse, qui déverse ses ombres et sa clarté au sud de la Sierra Morena, jusqu'à la mer.
L'Andalousie dont je te parle, je l'invente, je la tisse, je la dessine, je la renouvelle, je la découvre, je l'écris de voyage en voyage, avec pour seule guide l'intuition, avec pour seul feu le désir.
L'Andalousie dont je te parle est multiple, étrange, drôle, immémoriale et présente à la fois. J'y suis mort mille fois, et rené mille et une. Ainsi est-elle devenue contrée de ma terre natale, au tréfonds de mon âme.
L'Andalousie dont je te parle est l'inconnu de moi. La part fragile et indestructible. J'y ressens plus qu'ailleurs la proximité du centre de l'être. Et lorsque j'en reviens, c'est à moi que je reviens. Un autre moi, plus moi que moi, encore.
L'Andalousie dont je te parle n'existe pas. Je la sens, je la cherche, je l'imagine de lumière en lumière, de nuit en nuit, d'heure en heure. Je la révèle à moi-même, d'image en image.
Un voyage andalou. 04.I.24
Par Olivier Deck Le 04/01/2024
Il a plu sur Séville, hier, en fin de journée. Je suis sorti marcher. L'âme un peu nouée par la nostalgie. Remontant la rue Sierpes en direction de la mairie, j'ai en tête un air de Paolo Conte. Personne ne prononce le mot "nostalgia" comme Paolo Conte. Les passants déambulent sous les illuminations de Noël. Le pavé reluit. L'air est doux, qui porte une odeur de pluie et d'oranger. J'aurais aimé connaître la ville au temps de Silverio Franconetti. Après avoir tenu le Burrero en association avec Manuel el Burrero, l'artiste venu d'Italie ouvrit son propre café chantant au centre ville. Toujours une pensée pour mon tout premier séjour à Séville, dans un hotel niché au fond de cette minuscule impasse en angle, le Nuevo Suizo. L'établissement s'enroulait sur deux étages autour d'un patio intérieur où, le matin, le patron s'installait sur un fauteuil. D'en bas, il voyait les deux corridors dont la rambarde de bois courait tout autour des façades où donnaient les portes des chambres. Il fumait un cigare et buvait un anis sec, tandis que les femmes de chambre s'activaient dans les étages. Lorsqu'un client s'en allait, il le saluait, levant la main avec flegme et dodinant la tête, signalant d'une phrase inoubliable qu'il serait toujours là la prochaine fois : aquí estamos, vigilando la limpieza. On est là, surveillant le ménage...
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Au centre de Séville, il n'y a plus de barbier chez qui l'on peut s'arrêter pour se faire rafraîchir les joues en écoutant un voisin jouer la soleá sur la guitare mise à disposition des clients. Il n'y a plus de café chantant, ni de cordonnier, ni de marchand de cigares de La Havane. Il reste un fabricant de chapeaux, une pâtisserie ancienne, peu de boutiques indigènes qui résistent encore un peu au milieu des enseignes que l'on retrouve dans toutes les villes d'Europe colonisées par la burger-civilisation, chaussures, vêtements, vêtements, chaussures, bijoux, parfums, chaussures, vêtements, parfums, bijoux, coiffeurs ladies and gentlemen, restauration rapide, glaces.... qu'importe, ce n'est pas cette Séville-là que je parcours en moi, une dernière fois avant le départ. Je suis à l'écoute d'autre chose. De l'histoire de la ville. De tout ce que j'y ai vécu. De tout ce qu'elle m'a donné encore une fois, pour ce voyage photopoétique. Et l'espoir d'y revenir encore, une avant-dernière fois. La penúltima.
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Je voulais voir le pont de Triana, saluer le Guadalquivir jusqu'à la prochaine, mais, pour les besoins d'un grand spectacle "son et lumière" donné sur le fleuve, des tentures ont été posées sur la berge pour empêcher les passants d'en profiter gratis. Alors, je bifurque. Un coup d'oeil à la Maestranza, la plus élégante arène du monde, à la statue de Curro Romero, et je remonte à travers le quartier d'El Arenal. Sur une palissade de chantier, je tombe sur le motif de ce qui sera la toute dernière photographie de mon voyage. Un portrait de Rafael Riqueni tracé au pinceau noir. Clin d'oeil du duende.
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Matin. Boucler le sac, remettre la guitare dans sa housse. Petit déjeuner au centre du monde, à la table de ma taverne fétiche. Pan tomate con jamón, jus d'orange frais, café cortao... Tout est bien qui finit bien.
FIN
Un voyage andalou.01.I.24
Par Olivier Deck Le 03/01/2024
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Premier janvier. De Málaga, traversée de la Sierra de la nieves, serranía de Ronda, sierra de Grazalema. Quitter le rivage de la Méditerranée signifiait commencer la dernière remontée vers le nord. La roche des vieilles sierras porte le gris doux de la nostalgie. De très anciens souvenirs affleurent. Cette rencontre avec Antonio Ordóñez, en compagnie de Mateo, pour un projet d'exposition qui n'eut jamais lieu. Enfin si... comme nous avions décliné la proposition d'accrocher nos peintures sur les murs d'un restaurant qui nous semblaient inopportuns, nous organisâmes le vernissage de nos tableaux dans la minuscule pension où nous créchions, dont le nom m'échappe aujourd'hui. Ah si, je me souviens! Pensión de la Santísima Virgen de Lurdes. Le maestro, qui m'avait à la bonne depuis que je lui avais offert un portrait (de lui) à l'aquarelle, à l'occasion d'une rencontre à Orthez, pensait bien faire en proposant le lieu le plus couru de Ronda, juste à la sortie des arènes (c'était à l'occasion d'un "seul contre six" de Paco Ojeda ) mais lorsqu'on est un génie de l'art de Cúchares, on ne l'est pas forcément dans celui d'organiser une exposition. Sa logique n'était pas la nôtre, et nous n'avions pas la même notion de l'évidence. L'adorable vieille bigote qui tenait le galetas nous permit de sauver l'honneur à nos propres yeux, et ce fut l'occasion pour la Sainte Vierge de notre Sud-Ouest d'opérer un petit miracle loin de ses bases.
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La nuit est fraîche, dans la sierra. Et comme nous sommes le premier jour de l'année, toutes les tavernes sont fermées. Alors j'ai marché longtemps, à brasser les idées et les émotions, dans les rues ennuitées du village où j'ai choisi de faire halte.
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Départ sous le ciel de nouveau bleu, pour rejoindre l'est de la province de Séville, où je veux passer une dernière fois pour revoir le paysage et tenter encore le diable des images. La sierra m'abandonne aux vallons peuplés de chênes qui donnent au coin un air de Pays-basque, puis les vallons me laissent glisser jusqu'à la plaine en mosaïque de champs céréaliers. Les uns noirs. D'autres beige portant des traces plus sombres, comme passés au chalumeau. D'autres encore vert tendre du blé et de l'orge en pousse. Le printemps semble avoir quatre mois d'avance. Les oliveraies sont posées sur un tapis de bouton d'or et la moutarde des champs fait une haie d'honneur sur les talus.
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Au loin, dans la brume laiteuse, j'aperçois la silhouette de la tour de l'exposition universelle. Séville. Ce voyage a commencé ici, il y a quatre ans. J'ai parcouru la ville de jour et de nuit, sans savoir alors que les images composerait l'album "Séville, aparté", qui paraîtra plus tard dans le livre sur Rafael Riqueni*. Sans savoir que j'allais rencontrer et côtoyer pendant un an le maestro de la guitare flamenca, et bien plus que flamenca. Sans savoir que le voyage enfanterait de ce projet de livre dont j'achève ici l'aventure photographique, après quatre années de divagation, vingt séjours, plus de 30000 kilomètres de routes et de chemins, et plus d'un millier à pied. Je reviens à Séville pour un dernier salut. Un dernier qui ne sera pas le dernier. Je le sais. Je le souhaite. Je l'espère. Comme on dit ici, quand on propose de prendre la dernière tournée qui ne sera jamais la dernière : la penúltima. L'avant-dernière. La dernière, c'est quant on va mourir. Et encore, qui sait? Alors ce dernier voyage, disons que c'est l'avant-dernier. Sitôt le sac et la guitare déposés dans la chambre que je loue dans le quartier du Musée de Beaux-Arts, je plonge dans les rues, comme dans les eaux familières d'une vieille rivière. Et je me laisse aller jusqu'à la nuit, dans le centre où remuent mille langues dans la bouche de la foule. Séville est un bouillon, un feu vif, un tumulte, un flot de parfums, d'illusions, de déceptions, d'inspiration... on dit que l'âme de la ville s'est perdue dans la course au profit, étouffée par la pollution touristique, les conséquences de sa propre vanité. Et pourtant, sous le masque de la caricature d'elle-même qui attire les visiteurs du monde entier, comme un piège lumineux attire les mouches et les moustiques, sous les oripeaux de l'espagnolade, Séville est toujours Séville, même si on ne la voit plus en tant qu'elle-même, même si le barbero est devenu le hairdresser, même s'il faut la deviner, écouter son murmure au creux des heures, au coin de la lumière, au souffle de la nuit. Le psalmodie du duende dans les effluves du jasmin que décembre n'aura pas fané. Le tintement d'une cloche d'église... Je me dis qu'après avoir renoncé au voyage à l'étranger, il faudrait peut-être renoncer à mon éternel voyage en Andalousie, pour ne pas participer au massacre. Or l'Espagne n'est pas l'étranger pour moi, mais la patrie du coeur, devenue une province de ma terre natale, tant de fois j'y suis né, et mort pour y renaître. Peut-être que je ne fais là que me donner un bon prétexte pour m'absoudre. Il n'est pas impossible qu'un jour, je me contente de voyager dans les contrées intérieures. La plus belle des Andalousies est celle du dedans. Du dedans de soi. Celle que j'invente depuis un demi-siècle. Pour l'heure, partagé entre le plaisir et le doute, je finis ma déambulation au comptoir d'une taverne qui est pour moi le centre du monde, et dont je préfère taire le nom pour que personne ne vienne m'y retrouver. Que chacun découvre sa taverne au centre du monde...
* Rafael Riqueni, Une guitare de cristal, Éditions Contrejour
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à suivre...
Un voyage andalou. 31.XII
Par Olivier Deck Le 31/12/2023
(les images d'illustrations sont réalisés au téléphone, en chemin. Pour découvrir l'album en noir et blanc, c'est ici)
Du centre de l'Andalousie à Málaga. Je reprends les voies dérobées, par la sierra subbética. Un chemin de terre d'une vingtaine de kilomètres me mène vers le sud. Aujourd'hui le ciel est bleu, immaculé, rayé ici et là par des avions à réaction. Au loin, d'autres montagnes bleues, disparaissant dans les dégradés de bleus. J'aperçois la capuche blanche de la Sierra Nevada. Paysage grandiose. Je tente encore quelques images des oliveraies étendues sur les pentes, qui structurent l'espace de leur patchwork à rayures.
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Progressivement, le sentiment du paysage change. J'entre dans la montagne entre Grenade et Malaga. Celle où jadis se réfugièrent tous les parias, les indésirables du royaume chrétien unifié en 1492. Musulmans, juifs, gitans, nègres, hors-la-loi... Les uns menacés pour leur croyance, les autres pour leur statut, leur origine, leurs moeurs, leur différence, leurs exactions... Ainsi se sont formées les bandes de brigands qui détroussaient les convois et fascinaient nos écrivains voyageurs. Les Monfies, tout d'abord, puis les bandoleros qui animent les belles pages de la légende folklorique et sont passés du statut d'indésirable à celui d'élément de communication. Au bord de la route, à l'entrée d'un ancien relais, une plaque de céramique rappelle qu'ici, en 1850, un groupe d'une douzaine d'hommes a violemment attaqué un convoi postal transportant une précieuse cargaison de la chancellerie de Grenade jusqu'à Málaga. Juste à côté, une ardoise vente le vermouth maison et la viande à la braise...
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Bientôt, je reconnais les couleurs et la qualité de roche grise, élégante, de la vieille montagne de Ronda, pourtant encore éloignée vers l'ouest. Et plein sud, une traînée de nuées blanches annonce sans doute la mer. Traversant Benamargosa, je pense à la fantaisie éponyme de Rafael Riqueni. Les souvenirs affluent. Tout se mélange. Les rendez-vous avec le guitariste, il y a deux ans, dans les festivals flamencos. L'émotion incomparable de sa musique, de ses mélodies, du son de la guitare sous ses doigts... Sur le flanc des reliefs, les oliviers cèdent la place aux avocatiers et aux manguiers. Changement de décor, comme au théâtre. Le soleil flanche. J'ai garé la voiture pour marcher jusqu'à la mer. Une flaque d'huile bleue. Quelques mouettes chamailleuses.
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Le soleil glisse doucement vers l'horizon, dans une hémorragie de jus d'orange sanguine. Un cargo quitte le port de Malaga et gagne le large lentement. Ajoutant un rien de nostalgie à cette heure qui n'en manque pas. Lorsque je repartirai d'ici, dans deux ou trois jours, ce sera pour remonter une dernière fois vers la France. Retour au bercail. L'année 2024 sera consacrée à l'élaboration du livre de mon voyage. Et sans doute à d'autres aventures.
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Le soir, je rejoins des bandoleros d'une autre sorte. Comme une pause dans la solitude du voyage, pour manger les diuze grains de raisins du 31 à minuit. L., uruguayenne critique littéraire, venue en Andalousie pour un festival de théâtre, jamais repartie. S., guitariste et chanteur Basque de Guernika exilé en Normandie, de passage ici pour les fêtes de fin d'année. J.C., pur malagueño, photographe et musicien, qui débarque avec une tortilla, du jambon, un pack de coca-cola et ses harmonicas... Je suis épuisé par la route, mais la soirée sera longue, à chanter Boris Vian, Brassens, Le livre de la jungle, Joaquín Sabina et quelques unes de mes chansons emportées dans le tourbillon du partage et des improvisations. Nous préparons le concert de la nochevieja. Dernière nuit de l'année. Demain. Déjà.
à suivre...
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Un voyage andalou. 28.XII
Par Olivier Deck Le 30/12/2023
(les images d'illustration sont réalisées en chemin, avec mon téléphone)
28.XII.23
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Aujourd'hui, le paysage s'est dérobé. Une longue journée de routes rapiécées, de chemins, de lacets... dans un paysage mité par les constructions, les lignes électriques, les éoliennes ou les panneaux solaires, attributs dévastateurs d'une écologie foulant au pied la beauté des lieux. J'ai insisté, tourné, viré, fait marche arrière, rien à faire. Ici et là, une situation intéressante, la fuite d'un chemin, une lumière sur un flanc de montagne, mais rien que je n'aie déjà photographié, peu ou prou.
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L'Andalousie que je parcours s'invente au fil du voyage. Je ne cherche pas à en dire autre chose que ce qu'elle réverbère de sa présence en moi, qui n'est en soi qu'une réverbération de sentiments, de mouvements enfouis dans le tréfonds de l'âme, tenus au secret et que je cherche à révéler. Révéler, terme qui ressortit à la photographie comme à l'expérience spirituelle, celle-là étant le moyen de celle-ci.
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Pourquoi photographier toujours de la même manière la fuite d'un chemin, un olivier vénérable, une rue, une tasse de café sur la table d'un bistrot... ? Je cherche à créer un archétype. Un olivier qui dise les 17 millions d'oliviers andalous. Un chemin clair qui dise tous les chemins invitant au voyage intérieur. Une rue de village qui disent le coeur de tous les villages... On pourrait croire que je fais toujours la même image. C'est vrai sans être vrai. Je cherche l'image qui sera la dernière et la seule de toutes celles qui lui ressemblent, sur un même motif, dans une même situation.
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La photographie poétique est un jeu de reflets. Une recherche d'images qui donne à voir des sentiments. Un questionnement du réel, de l'extérieur, qui réponde à des injonctions intérieures. Lorsque je photographie un paysage, j'en fais le portrait. Lorsque je photographie un être, j'en fais le paysage. Les mille chemins de la photographie mènent à la même image, au-dedans. Et toute la vie du photographe est une quête vers l'image unique, ultime, définitive. Sans doute qu'elle est une limite, un horizon que l'on n'atteint jamais mais qui attire vers lui. Sans doute que le jour où j'aurai la sensation de m'être approché au plus près de cette image unique, primordiale, l'image de l'être que je suis, je poserai mon appareil photo. Sans doute que je continuerai à chercher autrement l'en-deçà de l'image. Ce qui en moi précède l'image. Les mots. La musique. La pensée elle-même. Ce qui est au commencement. Le souffle. L'énergie de vie pure et simple. Eduardo Chillida dit qu'il faut chercher à regarder pour apprendre à voir. Alors, je verrai bien...
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29.XII.23
J'avais décidé de ne pas bouger pour écrire et songer à la suite du voyage. Comme un navigateur sort son sextant, son compas, sa carte pour faire le point. Hier, j'ai déclenché mon appareil photo moins d'une dizaine de fois. Au lieu de cinquante, cent, cent-cinquante... impression d'avoir pressé le citron jusqu'à l'écorce, jusqu'à la dernière goutte de jus. Mais dès l'aube, j'ai vu le ciel magnifiquement voilé, et une surprenante lumière à la fois transparente et voilée. Alors j'ai pris la route, vers le nord-est cette fois, entre la province de Cordoue et celle de Jaen. Et toute la journée, ce fut un émerveillement. Tout ce que je voyais me semblait de nouveau à photographier.
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Jusqu'au soir, j'ai exploré les routes perdues sur lesquelles je ne me perds jamais, pour tenter de dire encore une fois ce que j'ai dit mille fois, mais le dire mieux, plus profondément, plus justement. De voyage en voyage, d'exploration en exploration, j'ai développé une intuition particulière, qui doit puiser à l'instinct lui-même, et qui me guide, m'oriente, me pousse dans une direction ou une autre. Intuition du paysage. Intuition du visible. Intuition de la lumière. Sentir l'ombre et la clarté. Disparaître à soi-même pour se donner à la distance, à l'espace et au temps. Pour faire avec ce qui est là. Là où je suis. Tout semblait fini, mais il fallait sortir, tenter encore, rassembler mon courage et aller au-devant des possibilités. Au-devant des images à créer. Puisant à la lumière.
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à suivre
Un voyage andalou. 27.XII
Par Olivier Deck Le 29/12/2023
(à noter : les images qui illustrent ce texte sont des notes en chemin prises avec un téléphone)
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27-XII-23
Premier jour du vingtième et dernier chapitre de mon voyage andalou, commencé il y a bientôt quatre années. Quelle étrange traversée de l'Espagne, hier, intégralement noyée dans le brouillard et couverte de givre.
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Étape à Almendralejo, comme lors du tout premier périple, dans cet hôtel de bord de route, accroché à une station service, qui doit l'essentiel de son charme à l'habitude que j'ai prise d'y passer la première nuit de mes périples, quand je me dirige vers le centre ou l'ouest de l'Andalousie. Je pense à la Magdalena, la chanson de Sabina... si alguna noche por la carretera, que te conté, detrás de una gasolinera donde llené... jambon, ensaladilla rusa, vin rouge de la tierra, gin tonic... c'est parti.
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J'ai photographié l'essentiel du territoire andalou, comme le montre la carte qu'à chaque occasion je recouvre de traits, tissant une impressionnante toile d'araignée sur l'ensemble des huit provinces. La sensation que le projet s'achève monte inexorablement. Il y a un mois, alors que j'arpentais la province d'Alméria, je commençais à sentir poindre cette évidence, qui ne doit rien à la lassitude. Je fomente déjà un prochain projet espagnol. Pour l'heure, je viens tenter une dernière fois la lumière andalouse, fidèle à ce conseil que me donnais Klavdij Sluban, il y a dix ans : "Quand tu es sûr et certain que c'est fini, que tu as fait la dernière image, retournes-y encore une fois et tu feras celle qui manquait, peut-être la meilleure." J'ai pu vérifier combien cette injonction est pertinente. Alors, je reviens.
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Arpenter des espaces déjà parcourus en long et en large, en m'attachant à prendre des routes différentes. Ne pas revenir sur mes propres traces. Me garder des redites. Cette fois, la donne est un peu différente. Et puis, on ne repasse jamais deux fois par la même lumière. Du sud de l'Extrémadure jusqu'au-delà de Pozoblanco (toujours cette pointe d'émotion, à Pozoblanco, comme à Linares...), les paysages sont embrumés. Un visage de l'Andalousie inhabituel. Que le duende est facétieux! À jouer avec les perspectives et les contrastes. Ou peut-être qu'il est généreux, qu'il s'est dit que pour la dernière fois, il allait faire un tour de passe-passe à sa façon.
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Pour traverser en diagonale la province de Cordoue, je m'attache comme toujours à emprunter des petites routes incertaines, dont bon nombre ne figurent pas de la même façon sur la carte ou sur le gps, qui affiche parfois un écran blanc et l'indication : "route inconnue". Le goudron rapiécé laisse la place à une surface cabossée de terre et de cailloux, abondamment trouée de nids de poule. Toujours ce sentiment d'aller au coeur du monde, qui m'intéresse plus que le bout du monde. Tout autour, les champs récoltés étalent leur patchwork. Les reliefs tracent des lignes sensuelles, féminines. Je pense à des corps de femmes allongées, des odalisques-paysages. Parfois, l'émotion serre ma poitrine. La beauté des choses. La poésie brute du dehors. Être artiste, c'est toujours s'entretenir avec la beauté. Y puiser, la réinventer sans rien inventer de plus beau, Le soleil traverse les voiles bleus, devenus plus translucides dans l'après-midi. Après plusieurs kilomètres d'ornière, je tombe sur une chaîne qui m'empêche d'aller plus loin. Marche arrière sur plusieurs centaines de mètres. Demi-tour. Adelante!
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à suivre...
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