ROUTE SANS NOM

Olivier Deck Par Le 02/01/2025 0

Dans UN VOYAGE ANDALOU (en cours)

Provincia de Jaén (2023)

Tel Don Quichotte de la Manche, je confie mon itinéraire aux soins du hasard. Pardon, laissez-moi corriger ; hasard, hasard, c'est vite dit. Il serait préférable, pour la bonne compréhension de la suite, que je vous éclaire à propos de la signification que je prête à ce terme, et à la notion que je lui accorde ou lui retire dans mon lexique personnel. D'ailleurs, pour nommer la chose dont je souhaite vous entretenir, "hasard" pourrait, dans un premier temps, paraître avantageusement remplacé par "imprévu".
La singularité de l'imprévu consiste en ce qu'il peut être prévu. À Dieu vat ! Je peux prévoir de ne pas prévoir mon itinéraire. Dès lors je sais que je vais vers l'imprévu. Je ne peux prévoir de faire un double six aux dés, je dois m'en remettre au hasard, c'est-à-dire aux combinaisons du réel dont la régie m'échappe absolument, sauf tricherie.
Ces réflexions tarabiscotées n'auront pas beaucoup éclairé notre chemin, les relisant déjà, parce que le doute m'accompagne partout, je les trouve fumeuses et tout à fait contestables.


En conséquences, je reprends.


Au lieu de "imprévu", j'aurais mieux fait de proposer "inspiration". Certes, si j'avais réfléchi davantage avant de commencer à écrire, vous auriez gagné du temps, or pour ma part, je tiens à distance une telle préoccupation économique soumise au diktat de l'efficacité, soit la peste de l'esprit humain. En effet, ne vous déplaise, j'apprécie de perdre du temps en chemin. Je ne me déplace pas comme un VRP, que nenni, je musarde.


Par surcroît, l'inspiration s'accommode du hasard comme de l'imprévu. C'est tout bénéfice. Elle bat la cadence poïétique qui marque toutes mes pérégrinations. Plus simplement qu'un Paul Valéry, quoique tout à fait en accord avec lui, j'entends par poïétique ce qui concerne le poétique dans le domaine du faire, du créer, soit à mon sens l'acte de vivre essentiel. Celui auquel je me livre. Celui qui donne sens à ma vie, à tout le moins selon mes propres considérations... Faire du poétique pour poétiser l'existence, dirai-je non sans redondances.


Alors, poétiser? Oui, c'est mieux! Soit : tout aborder selon le poétique. Considérer le Tout comme poétique. Rendre tout poétique. Le moindre, le plus petit, le plus inaperçu. Rouler, marcher, rire, converser, écrire, lire, photographier, dessiner, chanter, manger, boire, aimer, s'ennuyer, rêver, siester contre le tronc d'un arbre ou dans mon lit...


De nouveau, un doute m'assaille. Peut-être qu'au fond, il y a grande prétention à penser, ou à croire, que l'on peut poétiser le monde. Hölderlin propose une voie plus humble, quoique follement ambitieuse quand j'y réfléchis à deux fois, en préconisant d'habiter poétiquement le monde. La formule réunit l'actif et le passif. À mon sens, on ne comprend véritablement le poétique que si l'on admet qu'il concerne le faire tout en pouvant se passer de forme. Il est la pulsation, l'écho du monde au centre de l'Être. Où est le faire, dans ce cas? Eh bien, dans le travail de l'Être pour atteindre, habiter et ouvrir son centre à l'Infini. Il n'est que là, au centre de l'être - le hara décrit par Durkheim - que peut sourdre le poétique, où l'énergie du poème se rassemble, venant à la fois du Dehors, du Dedans, de l'Autre, du Tout. Elle se métamorphose dans l'alchimie du coeur et rendre le faire possible. Le faire apparent, perceptible.


J'appartiens au Tout, il est donc simple de comprendre que la Poésie procède du dedans comme du dehors, elle va de l'un à l'autre, du réel à l'imaginaire, elle est un flux, un courant provenant de l'énergie primordiale du monde, qui prend valeur poétique, mieux que dans le coeur, dans l'âme humaine. L'âme étant considérée comme le lieu de rencontre du tellurique, du céleste et de l'émotion, selon un point de vue personnel forgé à partir de mes expériences repensées à la lecture de François Cheng, indispensable et précieux passeur d'Est en Ouest.
Allons à l'inspiration, donc.

Comme le décrit Cervantes, le chevalier errant laisse les rênes sur le garrot de son cheval, livré au gré de ses fantaisies, lesquelles conduisent nécessairement à des situations où la présence d'un preux se trouve requise. Bien entendu, il faut tout de même le conduire un peu au début du périple, sans quoi il choisit le chemin de l'écurie, à l'instar de Rocinante lorsque Don Quichotte ressort de l'auberge où il a enfin été armé chevalier, abandonnant le choix du cap à son cheval. Toujours la veulerie guette. Par la suite, passant près d'une prairie grasse et verte, rafraîchie par un ruisselet chantant, nous n'omettrons jamais de faire une halte, et même de desseller et débrider notre destrier pour le laisser se reposer, brouter à sa guise ou fleurer les humeurs de quelques mules ou juments qui vaqueraient dans les parages. Si tant est que notre véhicule soit un mâle, comme l'est Rocinante contrairement à ce qui est généralement cru. Dans le cas contraire il sera simple pour l'imagination de remplacer mules ou juments par mulets et entiers.

Mon voyage - je rassemble sous ce vocable l'ensemble toujours en progrès de mes errances - se déroule sous le signe du donquichottisme. Je le sais depuis mon enfance, quoique l'ayant compris rétroactivement, une fois lues les aventures du Chevalier à la Triste figure. Le souvenir de ma première rencontre avec Lui est enfoui dans ma mémoire. J'imagine que je l'aurai croisé lors d'un cours d'espagnol, au détour heureux d'une ennuyeuse journée de collège. Ou en admirant la fameuse encre de Pablo Picasso, le représentant avec Sancho Panza, dans l'épisode des moulins, le seul que connaisse le grand public, qui ne prend que quelques lignes dans les deux tomes de l'ouvrage couvrant plus d'un bon millier de pages.
Comme lui, je vais à l'aventure. À l'aventure de moi-même. Au-devant de mon devenir.
Je vais dans l'inconnu, l'incertain, l'égarement volontaire, l'étonnement, le doute.


C'est pourquoi, lorsque je rêve mon prochain départ sur la carte, mes yeux quittent les autoroutes pour les routes en rouge, puis les routes en rouge pour les jaunes, puis les jaunes pour les blanches, puis les blanches pour celles, blanches aussi, dont l'un des bord figure en pointillés, pour indiquer une mauvaise carrossabilité. Et quand je me trouverai là, enfin, je guetterai les chemins de terre, les voies oubliées où le goudron n'est plus qu'un lointain souvenir, ici et là, et je m'y engagerai si cela me chante. Dix, quinze, vingt, trente kilomètres au grand dam des amortisseurs, sans savoir où cela mène, tous les sens aux aguets, le regard au gré d'un paysage qui me semble vierge, seulement habité par le chevrier, le paysan, le bûcheron...

Je pérégrine avec Li Po, Wang Wei, Bashô sur l'étroit chemin sans nom. Je ne suis plus qu'une particule de la Poésie du réel, de l'Instant, de l'Univers.
Je vais vers la Vérité sans jamais l'atteindre, comme je vais vers l'horizon qui s'éloigne à la mesure de mon progrès. Attention, je ne prétends pas à la Vérité, elle reste inaccessible. Je ne sais rien d'elle, sinon qu'elle est une limite, une direction plutôt qu'un but. Je vais sans maîtriser la route, dans le simple et permanent souci de la justesse. Justesse à moi-même, à la situation, à l'itinéraire qui se présente, au désir...

Don Quichotte prend la route vers l'inconnu pour vivre des aventures et redresser les torts. Il est à la fois égoïste et altruiste. D'un côté, conquérir la gloire personnelle, de l'autre, servir son prochain. Redresser les torts signifie pour lui prendre le parti du faible, de l'opprimé, même si ce dernier est un brigand. Il part du principe - opportun ici, déplacé là - que les chaînes doivent être brisées. Il y a de l'anarchie au coeur du chevalier, comme le remarque très justement Lydie Salvayre. Plus exactement, un anarco-romantisme. Une révolte. Une colère. Et aussi, et surtout : de l'Amour. L'Amour impossible, grandiose, déraisonnable, indépassable, désintéressé. Agapè. Voici la vraie, l'indispensable raison de son départ. Aldonza Lorenzo existe, pas Dulcinée del Toboso, celle qui est cependant indispensable à l'action.

En réalité, c'est au-devant de la Mort que Don Quichotte s'aventure et m'entraîne. Il mourra, à la fin, quand ses illusions se seront dissipées. Je crois que j'en veux un peu à Cervantes pour ce choix sans appel. Il nous ramène au monde, au réel, quand le poète ne veut que l'inventer et en déjouer la sentence. Et pourtant, la mort viendra.

Par ailleurs, dans une idée moins sombre, son héros va à la rencontre de lui-même et chemin faisant, il vient à ma rencontre. Cent fois, mille fois je l'ai rencontré au cours de mes divagations. Toujours il me dit : "C'est pas au-devant de moi, mais de toi-même que tu vas. Au-devant des torts à redresser en toi. Des combat à gagner en toi. Des archipels à conquérir en toi. De la Beauté à découvrir et à chérir en toi."
 

Les géants, les enchanteurs ne peuplent pas le réel. Il ne sont que des moulins, des moutons, des outres de vin. Or à l'intérieur de moi, ils existent. Les démons intérieurs. Ce sont eux que je combats sans cesse. Qu'on le comprenne enfin, la Paix du monde serait à ce prix. S'il faut redresser des torts, que ce soit ceux j'ai pu commettre, et ceux que l'on m'a faits.

Le voyage de Don Quichotte relève d'une quête intérieure vers une lumière noire. Noire, mais lumière. Un acte de rédemption. Une confession intime. Une mise à l'épreuve du courage, de la  grandeur. Un tentative désespérée et grandiose pour prendre la mesure de l'essentiel, ou mieux, pour donner une idée de la démesure de l'essentiel. Un combat pour que le poétique l'emporte sur le pratique, pour que le désintéressement l'emporte sur l'intéressement qui fait de chaque être un Sisyphe poussant une noria pour irriguer le monde avec l'eau de sa propre perte.

La route sans nom mène à l'inconnu de moi, l'incertain en moi, le reste à comprendre, à connaître, à savoir. Elle est route de l'étonnement, de l'apparition, de la révélation, de l'inutile qui fait de moi autre chose qu'un boursicoteur de l'existence. Elle me réinvente, elle me prend au col, elle me met à l'épreuve, elle me raconte qui je suis et je l'oubli à chaque virage parce sans cesse qu'elle m'étonne et requiert toute mon attention, tout mon engagement.

Je ne cherche rien d'autre de ce que j'ai décrit sinon de vivre le sentiment d'aller vers ce qui est hors de moi et résonne en moi, ce qui réverbère les lumières et les ombres de mon coeur, ce qui, dès lors que je l'ai rencontré, vient en moi, me construit, enrichit le terreau de l'oubli, s'incorpore à mon être, le rejoint, le nourrit, le traverse et regagne le Tout. Le Monde n'est pas à moi. Je suis au Monde.

Ainsi, la route sans nom, la "unamed road" du gps, je peux enfin la nommer sans la nommer. Elle porte le nom d'une année, d'un jour, d'une couleur, d'un ciel, d'une odeur, d'une présence, d'une absence, d'une impression, d'un sentiment, d'une crevaison, d'une panne, d'un fou-rire, d'un appel, d'une réminiscence... Elle ne figure sur aucune carte. Son tracé, désormais, est en moi.

1er janvier 2025 © Olivier Deck

 
1 vote. Moyenne 5 sur 5.

Ajouter un commentaire

Anti-spam