Pozoblanco éveille la mémoire de Francisco Rivera « Paquirri ». Par une sorte d’effet papillon, tout un tas de souvenirs et d’émotions s’envolent et se mélangent, de mes années lointaines sur les routes du sud. Baena. Luque. Priego de Córdoba. Alcala la Real… Jusqu’à Moclín par cette route qui serpente entre les points hauts fortifiés le long de l’ancienne frontière entre le Croissant et la Croix. Traces. La température avoisine les 45 degrés.
De temps en temps je m’arrête pour faire des images. Ou plutôt des esquisses. Je crayonne au Leica. L’image elle-même apparaîtra au bout de la chaîne. Ou pas. La photographie est un moyen, non une fin. Il convient toujours, en toute chose, de ne pas confondre la fin et le moyen. Un moyen au service d’une quête, d’un questionnement. Un questionnement qui n’appelle pas d’autre réponse que lui-même. Son propre approfondissement. Sans pour autant être sa propre fin. Comme aller vers l’horizon, sachant qu’on n’atteint pas l’horizon. Qu’on ne l’atteindra jamais et que cela n’est pas une raison pour aller vers lui. Celui qui entreprend un tel voyage au but inaccessible, ne s’en approche pas mais avance. Laissant libre cours à l’inspiration, je vais au-devant de situations. L’imprévu pour seule prévision. Je respire la lumière, je hume, je tâte, j’écoute. Je trace mon itinéraire sur la carte, dépliée à côté de moi, une fois seulement après l’avoir parcouru. Il apparaît en chemin, à mesure qu’il disparaît. Il n’en restera qu’un trait hésitant au stylo bille bleu, que je reporterai au feutre stabylo bleu sur la grande carte punaisée au mur du couloir, cher moi. Au fil des mois depuis deux ans s’étend et se resserre une toile d’araignée qui semble vouloir tisser un cocon autour de l’Andalousie.
Chaque déclenchement de l’appareil est une tentative. La collecte d’une possibilité d’image. Je pourrais dire un précurseur d’image. Parfois j’ai l’impression que j’en tiens une, d’autres fois l’impression inverse. Mais ni une impression ni l’autre ne présage de quoique ce soit. L’image garde son secret jusqu’au bout. Peut-être le gardera-t-elle à jamais, en n’apparaissant pas. Cela pourra paraître étrange, ou iconoclaste, mais l’action photographique ne tient pas seulement à son résultat tangible : un tirage sur papier. Elle est en soi un acte de vie. Le résultat, l’efficacité, tout ce qui ressortit d’une pensée marchande ne me concerne pas. Photographier, c’est vivre poétiquement avec un appareil photo. Une image, plus tard, sera peut-être la trace de ce vécu, une empreinte laissée sur un espace bien plus ample qu’elle, bien plus riche et mystérieux. Et plus l’image en retour contient, évoque cette espace qui l’outrepasse, plus elle est juste. Plus elle est forte. Plus elle est belle. La Beauté, comme midi, chacun la voit à sa porte.
Je n’ai aucune contrainte d’horaire, alors je décide de me rendre à Víznar pour saluer la mémoire de Lorca. Il y a plusieurs années que je suis partagé entre la tentation d’y aller et la crainte d’y aller. Cette fois, j’y vais! Avant Grenade, le réseau routier est en travaux. Le gps de la voiture ne sait plus quel chemin indiquer. Je tourne et vire dans les zones industrielles, tente plusieurs fois de tromper la machine en programmant des erreurs volontaires, rien n’y fait. Des ondes émises d’on ne sait où viennent brouiller les pistes. Je décide de me passer de l’électronique et d’y aller au jugé. Víznar, je le sais, se trouve sur le contrefort de la sierra de Elvira, et le « barranco », le ravin, situé quelque part sur la route d’Alfacar. Observant le paysage, je me dirige à l’estime. La méthode ancestrale paie. Bientôt j’arrive au village et un panneau indique la direction recherchée.
Je redoute cette visite. L’Andalousie vend tout ce qu’elle peut de son âme à l’industrie touristique et il faut avoir le flair et la patience du chercheur d’or pour découvrir les pépites de ce qui reste encore cette terre à part d’où source le duende. L’inspiration, la grâce, le mystère. Au ravin de Víznar, je crains la mascarade, le parc d’attraction Federico, mais je veux y aller pour me tenir là, recueilli, en ce lieu, sur cette terre abreuvée par le sang des ennemis du fascisme.
Un petit dégagement permet de garer la voiture, près d’un panneau qui rappelle qu’ici, etc. Je coiffe mon chapeau, suspends le Leica à mon épaule et sors. La chaleur est écrasante, on ne peut mieux dire. Les turbulences de l’air brassent les pins qui exhalent des senteurs entêtantes, capiteuses, presque écoeurante de résine et d’écorce. Et d’histoire. Parce qu’ici, l’histoire sent. Les pins sont issus d’un repeuplement destinée à recouvrir et rendre inaccessibles les fosses sauvages où s’entassent les restes humains. L’air lèche de sa langue râpeuse la poussière grise qui recouvre la terre couleur de cendre. Un sentier aborde la pente. La lumière perce les yeux.
Le barranco est un val enserré, qui descend de la crête et s’évase au-delà de la route, pour s’offrir à la grande plaine de Grenade. Dans une partie encaissée, la fosse principale. Il y en a des dizaines, dans le secteur. Souvent improvisée dans des excavations destinées à collecter l’eau. Celle-ci est une dépression peu profonde, d’une vingtaine de mètres de long dans le sens de la pente, et un peu moins en largeur. Une passerelle de bois fait un bond par-dessus. La terre porte des empreintes de véhicules et de travaux. De nouvelles fouilles ont eu lieu récemment, ici et en divers endroits alentour. La plupart n’ont pas permis de retrouver des restes humains. Dans celle-ci, il y en avait. Beaucoup. Des os, des dents, des crânes, des phalanges, des côtes, des hanches…
Sur le versant opposé, trois ou quatre rangs de gradins en pierres. Chaque année, le 19 août, on vient ici se recueillir et dire des poèmes. Cette tradition a commencé clandestinement avant la mort de Franco. Des rochers versés à plat portent des plaques de métal. Noms, prénoms, métiers. Des mots reviennent, comme composant un refrain noir : torturé, fusillé, exécuté…
En amont de la fosse se dresse une stèle. « Lorca eran todos ». Tous étaient Lorca. Le corps du poète n’a jamais été retrouvé. La famille aurait versé une forte somme d’argent pour récupérer la dépouille et l’enterrer dans un lieu secret, afin d’éviter que la mort du poète ne fasse l’objet d’un culte. Ici, selon les dires, entre 2000 et 4000 personnes furent exécutées. Un charnier, une tuerie, une boucherie. Ce jour, où je m’y trouve, est le 28 août. L’assassinat aurait eu lieu le 19. L’odeur de la viande devait monter jusqu’à la crête. Le soleil lui-même devait puer la mort.
Les lieux se chargent de la mémoire qu’on y apporte. C’est là tout l’intérêt de la culture, de la transmission, de la poésie. Un pin est un pin. La poussière est la poussière. Le ciel est le ciel. Rien ne pense autour de moi. La brise qui murmure ne chante rien d’autre que le froufrou des aiguilles. Ce que je ressens, qui me submerge, m’enserre, m’appartient et se réverbère autour de moi, dans le paysage qui s’offre bientôt en miroir des sentiments qui m’étreignent. Ce que je suis venu essayer de photographier, c’est justement cette réverbération. Ce reflet de mon émotion sur le miroir du visible. Elle n’est plus que là, ma photographie.
Au fond de moi monte une vague. Je perds un peu mon souffle. Comme sur le point de m’évanouir. Alors je m’assieds sur un gradin de pierre et ferme les yeux. Tout ce que j’ai lu, entendu, tous les poèmes de Lorca que j’ai traduits ou chantés, toute la peine et la révolte que ce savoir - dérisoire mais qui est le mien -, remonte à la surface. Le sédiment se soulève. Pourquoi a-t-on tué Lorca? Sa poésie? Ses idées politiques? Son homosexualité? Assurément, je n’en sais rien et je n’ai pas besoin d’en connaître les conditions exactes pour en tirer un enseignement personnel. Il avait choisi la vie poétique et on l’a tué pour cela. Pour son esprit rebelle et facétieux. Pour son insolence. Sa finesse. Son humanisme. L’ombre qui baigne sa poésie a fini par le happer, l’engloutir. Il est l’ombre de son ombre. Tout se mélange, les pins félons tournoient dans l’air capricieux et sonore. Ce que je dois retenir, ce que je suis venu entendre une nouvelle fois ici, c’est qu’il y eut des hommes pour faire ça, pour perpétrer le massacre, pour tuer leurs semblables à cause des idées, des manipulations, de la stupidité, de l’ignorance… Des hommes, oui! Des êtres humains comme moi. La bête n’est pas dans l’autre, elle est dans l’être. Le savoir, lutter en soi contre elle, la chasser, la contraindre au poème, à la culture, à l’éducation, c’est la harceler, la repousser dans son ombre. Elle est immortelle tant qu’il y aura des êtres humains doués d’âme. Il ne faut jamais la laisser en paix. Jamais croire qu’elle est vaincue. Elle est là, tapie, au-dedans. Silencieuse, guetteuse, prête.
Là, assis au rebord du ravin de Víznar, je songe à quel point une figure devient tutélaire par la qualité d’identification qu’elle offre naturellement. Lorca eran todos. La phrase tourne à mon esprit. Elle est bien entendu politique, elle concerne avant tous les Espagnols morts pour une cause. Mais je l’applique aux bourreaux comme aux victimes. Parce que les bourreaux sont morts de leur propre crime. Todos, tous. La formule a fait l’objet de controverses. Lors d’un spectacle à Madrid qui avait choisi cet épitaphe pour titre, des manifestations avait forcé le théâtre national à déprogrammer. Non, la bête n’est jamais morte. Mais la force qui s’oppose à elle ne meurt pas davantage au coeur des hommes de bonne volonté. Naturellement, ces trois mots, je me les approprie. Si je suis un autre, alors je suis Lorca. Et je suis son bourreau. Ici, à Víznar au mois d’août. Je suis celui qui chante. Je suis celui qui écrit. Je suis celui qui aime. Je suis celui qui meurt. Je suis celui qui tue. Qui assassine. Qui terrifie. J’ai le vertige. Des images abominables m’assaillent, de tout ce dont est capable un être humain, de tout ce qu’un bourreau peut faire subir à sa victime - un autre être humain - par sadisme, par bêtise, par bestialité, par fièvre diabolique. Et face à cela? Face au bourreau… qui s’identifie au bourreau, devant une fosse commune? La race des bourreaux serait-elle repartie dans l’espace à jamais? Serais-je capable, face au fusil, de risquer ma vie pour un poème? Pour une idée? Pour un amour? Je pense à Alberti, Eluard, Jara, Yupanqui, et tous ceux-là qui sont morts ou qui ont survécu, dont la poésie, les mots, les chansons m’accompagnent partout.
Bientôt le malaise s’estompe. Je reprends mes esprits. L’odeur de résine brûle mes narines. Ce que je vois n’est pas un spectacle, je dois partir. Alors, je m’engage sur la petite passerelle au-dessus de la fosse. A mi-course, je m’arrête. Je regarde la stèle, là-bas. Alors, au bord des larmes, j’enlève mon chapeau, comme je le ferais dans un temple, une église, un lieu sacré. Et je récite le Memento de Federico García Lorca.
Cuando yo me muera / Quand je mourrai
enterradme con mi guitarra / enterrez-moi avec ma guitare
bajo la arena / sous le sable
Cuando yo me muera / Quand je mourrai
entre los naranjos / entre les orangers
y la hierba buena / et la menthe sauvage
Cuando yo me muera / Quand je mourrai
enterradme si quereis / enterrez-moi si vous voulez
en una veleta / dans une girouette.
Après un silence, je remets mon chapeau et m’éloigne par le sentier, me retournant plusieurs fois pour dire adieu à ce creux de terre où je ne reviendrai jamais. Au bord de la route, je reste un instant à observer la plaine qui tremble sous le ciel, à perte de vue. J’ai perdu la notion du réel et du songe, de ce que je vois, de ce que je crois voir. De ce que je voudrais ne pas avoir vu en moi. Tout là-bas, la montage, Grenade, la plaine grande plaine qui disparaît dans les voiles de chaleur vers Fuente Vaqueros, le village natal de Lorca. Entre la mort et la vie du poète, une ligne de regard.
Quand mon attention est attirée par une tâche claire, au-delà d’une petite oliveraie en terrasse, en aval de la route. Un cheval à l’ombre d’une excavation creusée à même un tombant de roche vertical d’une dizaine de mètres. Il cherche la fraîcheur dans sa grotte dont l’entrée est surmontée d’un figuier accroché à la paroi. Le Sacromonte des chevaux. La lumière, l’ombre, un cheval blanc moucheté, les oliviers, un figuier… Comme si toute la poétique de Lorca avait échappé au carnage et s’était rassemblée là, tout près, dans la paume du paysage.
Soudain j’arrache de moi ce manteau de torpeur macabre qui m’étouffe et décide d’aller rendre une visite au cheval du ravin de Víznar, qui de loin s’étonne de voir un intrus s’engager dans les chardons et les herbes coupantes. Il pointe ses yeux, ses oreilles, toute son attention vers moi. Comme s’il m’appelait, m’encourageait à le rejoindre? Comme pour me dire : « Viens. Viens écouter ma confidence. »
été 2022