Deux lits étroits, collés aux murs de part et d’autre. Entre les deux, à peine la place de se tenir debout. J’avais dormi côté fenêtre, l’autre lit était encombré par des livres, ma guitare, des carnets, des vêtements en désordre. Sur la petite table de nuit, entre les deux lits, une lampe de chevet et la multiprise noire sans laquelle je ne voyage plus. Triple. Pour recharger l’ordinateur, le téléphone et la batterie de l’appareil photo. La pension où je prends habituellement mes quartiers est située dans une rue calme au pied de l’Albaycin. J’avais passé une semaine à Granada, et comptais me rendre à Ronda par des itinéraires encore indéfinis.
Je roulais déjà quand le soleil glissait sa pupille orangée, curieuse, au-dessus de la sierra Nevada, dans mon dos, comme s’il voulait regarder par-dessus mon épaule. A la faveur d’une halte dans la campagne, au sud-ouest de la ville, je consultai la carte pour décider de la route, sans trop de précision toutefois. Navigation à vue, toujours ou presque. Laisser toutes les chances aux effets de surprise. Je parcours les pages du livre à spirale, qui commence à partir en lambeaux. J’ai besoin de me surprendre, de rêver le voyage, que je trace au fur et à mesure pour, à chaque retour, le reporter sur une grande carte générale d’Andalousie placardée depuis trois ans dans le couloir menant à ma chambre. Trois ans de routes, autant que possible petites, dérobées, celles qui figurent en blanc sur la carte. Trois ans de chemins plus ou moins carrossables, d’égarements heureux, de divagations émerveillées, ou de détours ennuyeux, éreintants, interminables, jamais inutiles… Trois ans d’errance, dont j’ai fait un principe de vie poétique. En voiture et à pied. Une journée d’exploration par la route représente entre deux et quatre cents kilomètres parcourus. Une journée à pied, entre quinze et vingt-cinq. L’épuisement participe de mon approche. Presser le fruit de la lumière jusqu’à la dernière goutte. Jusqu’à m’effondrer de fatigue, le soir venu. Parfois, je me relève en pleine nuit, ou avant le lever du jour, répondant à une intuition, un appel. Pour quelque chose, ou pour rien.
Ce jour-là, j’avais envie de me perdre dans la campiña entre Granada et la Serranía de Ronda. Quand on va au hasard, la notion d’égarement s’avère tout à fait relative. Le ciel était clair, sans la moindre nuée, ce qui constitue ici ce que chez nous on appelle un ciel menaçant, lorsque les nuées orageuses avancent sur l’océan comme un toro brave en pleine charge. Ici, moins il y a de nuages, plus la menace est sérieuse. La température dépasserait sans doute les quarante degrés, peut-être quarante-cinq en plein après-midi. Je profitais de la relative douceur de la matinée pour m’arrêter souvent, appareil photo à la main. Sentir l’air, questionner les émotions, les sensations, marcher au milieu des oliviers, me mettre à l’écoute du chant de la lumière et de la terre, le chant de ce pays dont la grâce n’a de cesse de m’émouvoir, sans que je puisse l’expliquer. Sans que je cherche à l’expliquer. Je suis là non pour trouver des réponses à ces questions, mais pour m’ouvrir à la musique intérieure des paysages, des villes, des êtres qui habitent ici, auprès de quoi, de qui, je me sens vivre plus justement. En passant. Ici, je ne suis qu’un voyageur, mais l’Andalousie est une terre privilégiée pour les âmes bohémiennes, les coeurs vagabonds. Je n’interroge rien, je ne cherche pas à expliquer. Juste sentir, respirer, être. Être ici, de cette façon que je ne ressens qu’ici.
A la sortie d’un village, j’aperçois sur ma gauche un groupe d’hommes assis sur des marches, à l’ombre d’une façade. Leurs têtes décrivent un mouvement conjoint, à mon passage. Comme les spectateurs d’une course cycliste ou d’un rallye. J’ai aussi la vague impression d’être une gazelle qui vaque benoitement devant un étang où, les yeux dépassant à peine de la surface, sommeillent une petite bande de crocodiles. Partout, lors de mes périples espagnols, j’ai vu cette scène, aussi fascinante pour moi que pour eux. Des hommes assis qui regardent passer les passants, comme si ces derniers étaient une étonnante incarnation du temps. Et moi, le passant, qui regarde au passage les hommes assis regardant passer le passant… J’imagine qu’ils ont repéré ma plaque d’immatriculation française, et que les commentaires vont bon train. Le tourisme n’atteint pas ces contrées, sans intérêt historique ou architectural notoire, sans palais nasride, ni mosquée cathédrale, ni plage, ni accrobranches, ni aquapark, les voitures étrangères ont sans doute encore un petit air exotique. Ailleurs, dans les villes historiques, l’industrie touristique a dévasté les rapports entre les autochtones et les voyageurs. Elle a figé les lieux dans des illusions, et l’atmosphère des lieux, l’histoire même des peuples est passée au tamis de la consommation de masse. Elle enrichit quelques d’une main et en massacre de l’autre. Cherchez un barbier, un cordonnier, un troquet dans son jus au centre de Séville ou de Cordoue…
Déjà je laisse le village derrière moi, en me disant que j’aurais dû avoir le courage de m’arrêter, de leur demander s’ils accepteraient que je les prenne en photo, excusez-moi, je suis photographe, je prépare un livre sur l’Andalousie, et j’aimerais… non, j’ai le plus grand mal à prendre les gens en photo, sauf si je les connais, sauf si je les côtoie, sauf si quelque chose me lie à eux. Je m’applique à être un passant qui passe, qui ne fait que passer. Je passe et ne veux rien altérer à mon passage. Je rencontre peu de gens, en voyage. Ma distance aux choses, l’intervalle nécessaire entre moi-même et ce qui est, dont je fais aussi partie, pour photographier, me place sur un point de recul, d’observation. Je suis un guetteur. De temps en temps, bien entendu, je lie une amitié et celle-ci peut s’avérer durable. Mais cela reste rare, très rare. Cela n’appartient d’ailleurs pas du tout à ma recherche. J’aime la solitude du voyageur. Et l’idée de ne laisser aucune trace. Comme un voilier dont le sillage bientôt s’efface et laisse la mer indemne derrière lui. Les traces de mon passage, je les emporte avec moi, dans mon Leica. Pourtant, cette image-là, des hommes assis dans l’ombre qui passe leur temps à regarder passer le temps, elle m’émeut, elle appartient à cette Espagne qui est en moi, qui se construit, qui vit d’émotion en émotion, de souvenir en souvenir, depuis que je suis enfant. Elle me concerne. Je n’aime pas regretter, je pense toujours que si je n’ai pas tenté de faire une image dans telle ou telle circonstance, c’est qu’il devait en être ainsi. J’ai appris à éliminer le lourd sentiment d’avoir manqué une occasion. Une image qui doit être, s’impose d’elle-même, sans quoi elle n’a pas lieu d’être, si sa possibilité ne se présente pas. Ma photographie erratique a pour règles essentielles la présence, la justesse, l’inspiration spontanée. L’image elle-même sera créée plus tard, dans l’atelier. Et elle me dira ce qu’elle aura à me dire. Ou pas. L’action photographique explore les possibilités du réel, elle va de possible en possible. Elle relève rarement de certitude. Parfois, l’évidence est là, elle frappe comme la foudre, mais le plus souvent, je ne sais pas. Je tâtonne, je tente. Cela pourra sembler étrange, ou irrecevable, je ne regarde pas avec les yeux, mais avec le ressenti. Le sentiment de la lumière. Je ne suis sans doute pas un vrai photographe, que voulez-vous, mais la photographie est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour écrire de la poésie. Avec la lumière. La lumière du dehors qui réverbère la lumière du dedans.
Donc, je ne fais pas demi-tour, mais m’adresse à moi-même la promesse de ne pas laisser passer la prochaine occasion, si une prochaine occasion se présente. Et elle ne va pas tarder à se présenter. A la sortie du village suivant, la même scène. Un bâtiment sur la gauche, une sorte de grenier à grain, avec une large porte fermée, et trois marches en gradins sur lesquelles sont installés en quinconce cinq hommes. Cette fois je m’arrête. Bien entendu ils m’ont déjà repéré et je deviens sans tarder l’objet de toute leur attention. Je descends et traverse la route pour me diriger vers eux. L’air sent le goudron chaud et la poussière. On l’aura compris, je ne suis pas à l’aise dans l’exercice de la photographie à l’abordage. D’autant que cinq paires d’yeux m’observent de pied en cap. J’ai tort de m’inquiéter, je vais avoir droit à un micro-saynète improvisé, un pur joyaux de théâtre sauvage à l’espagnole, que je ne suis pas prêt d’oublier. En trois traits, incisifs, décisifs, imparables, fulgurants, inoubliables. Des dialogues ciselés, hilarants, comme si j’avais devant moi Molière, Rostand, Audiard, Cervantès et l’auteur inconnu du Lazarillo de Tormes. Je fais mes salutations et leur explique en trois mots que j’aimerais faire une photographie, je prépare un livre sur… je n’ai pas le temps de finir, la traînée de poudre est déjà en feu.
Voici, de l’un à l’autre :
Vous savez, ici, on appelle ça la Moncloa!* On aborde toutes les questions, même celles qui fâchent…
- … Et on règle tous les problèmes!
- Lui, c’est le ministre de la mer, même si on n’a pas la mer.
- Lui c’est les affaires étrangères, mais il a jamais quitté le village.
Moi, j’essaie de préparer rapidement mon Leica tout en leur donnant la réplique :
- "Et le président, c’est qui?"
- Il est pas encore là. Toujours en retard.
- Si, il arrive, là-bas!
A une cinquantaine de mètres, au bord de la route, on me désigne un homme qui vient, très lentement. Chemise cubaine jaune clair par-dessus le pantalon de toile, casquette. Il s’appuie sur un déambulateur.
- Lui, il voulait être ministre des sports… Président c’est mieux. Il sert à rien.
J’éclate de rire, tout en me disant que mon hilarité n’était pas très charitable à l’égard du vieil homme qui avançait péniblement sur le bas-côté. Je prends congé avant son arrivée. L’échange ne doit pas durer, je ne veux pas troubler davantage la vie habituelle. Je m’en tiens à la fugacité, la discrétion. Que ma photographie ne vienne rien troubler. Le temps s’est arrêté le temps de ma halte, il doit reprendre son cours sans moi. Je voulais simplement retenir cette image tellement symbolique, éternelle, de la petite assemblée de curieux installée à la sortie d’un village andalou. Je les salue. Il sont tous joviaux, font de hauts signes de main. Buen viaje! Je leur ai donné du grain à moudre pour la journée. Peut-être bien pour bien plus longtemps. Ce n’est plus mon affaire.
Déjà, je roule en direction de la Serranía de Ronda, dont les bosses rondes et bleus apparaissent au loin.
* l'assemblée nationale, équivalent du Palais Bourbon à Paris