Il est bientôt dix-sept heures. Le pantomate et le café cortao, pris le matin du côté de Barca de Florida, sont loin. Mais le coin est dépeuplé, pas un village. Je guette le premier restaurant de bord de route, de ceux où j’aime improviser des pauses. Là où l’Europe n’a pas encore phagocyté l’Espagne. Là où la civilisation des selfies et des réseaux n’a pas encore tout détruit. Là où je me sens bien.
Sur la droite, une venta, dont je préfère taire le nom, pour ne pas y envoyer le moindre curieux. Non qu’elle ne soit pas recommandable, au contraire, comme je vais le raconter. Mais il est des lieux qui doivent être préservés de toute réclame. On y tombe dessus, on les découvre, comme aurait dit Christophe Colomb, ou bien ils restent dans l’inconnu de ceux qui ne les connaissent pas. Donc, j’aperçois la venta au dernier moment, et la dépasse. Plus loin, demi-tour en pleine voie. Bientôt je me gare sur l’espace de terre ombragé par des eucalyptus, où sommeillent un poids lourd et un gros pickup blanc crasseux. A travers le pare-brise tout aussi poussiéreux que le pays, je prends un temps pour observer. Un établissement défraîchi, avec le nom en grosse lettres capitales bleues au-dessus de la terrasse couverte. Un homme sort, tire son pantalon vers le haut, allume une cigarette et monte dans le camion. Le véhicule démarre, crachant un panache de fumée noire qui s’élève et se dissout dans le ciel clair. Je mets pied à terre. Les oiseaux qui ragotaient ici et là, se taisent. Silence. Pas tout à fait. Des poules caquettent dans un poulailler. Odeur de crotte et de fumier. La lumière me pince les yeux. Le vent frais du printemps agite les feuillages des eucalyptus, qui ont toujours l’air de porter des loques déchirées.
Je me dirige vers l’établissement, qui n’a pas dû voir débarquer un étranger depuis des lustres. Peut-être jamais. Trois ou quatre marches. Je franchis la terrasse. Puis le seuil. Un instant, mes yeux ne voient que de l’ombre. Ensuite, comme un fondu à l’image dans un film de Sergio Leone, l’intérieur apparaît. J’entends le thème du film Le bon, la brute et le truand… Ayayaaaaa, ouin, ouin, ouin… Un homme est accoudé au long comptoir, au fond de la pièce toute en largeur. Derrière, de part et d’autre aux deux extrémités, une porte. Je parie pour la cuisine. La pendule, sous une tête de cerf, marque six-heures et quart. Elle n’en démordra pas. Elle est arrêtée. Je découvre l’unique client, de trois-quart arrière. Il sirote un café et un verre d’aguardiente. Entre deux lampées, il remet à sa bouche le cure-dent qu’il suçote en le faisant rouler de droite à gauche sur sa lippe. Une volée de mouches tourbillonne au milieu de la pièce. L’odeur porte un mélange de rance, de charcutaille, de cuisine, de javel et d’ombre qui macère. A droite, des étagères de guingois font une séparation avec une autre partie de la pièce. Sur les étagères attendent des bidons en plastique pleins d’huile d’olive, et des bocaux remplis de graisse blanche. Conserves de la casa, pensé-je.
Je lance un buenas tardes, auquel le client répond sans se retourner. Il s’adresse à un interlocuteur invisible, d’une voix épaisse, faussement agacée. Bon, je te paye ou je m’en vais? La voix de l’impétrant, du fond des cuisines. Va-t-en, tu vois pas la porte? L’homme pose de la monnaie sur le zinc (qui est en bois) et sans un regard, se dirige vers la sortie, un rectangle tout blanc. Il crie : non, je la vois pas! Réponse : évidemment elle est ouverte, cabrón! Avant de disparaître dans la lumière, l’homme grommelle un adiós, auquel je réponds. Une minute après, le moteur du pickup se met à ronfler et s’éloigne. Le silence gagne de nouveau les lieux, que je prends le temps de détailler.
Au beau milieu de la pièce, en haut d’une colonne porteuse centrale, blanche, de section carrée, une tête de sanglier regarde la sortie, comme une sentinelle. Trois tables dressées, nappe en papier, bloc de serviettes, attendent la clientèle Côté gauche, au fond, une ancienne machine à sous en panne. Des images de corrida sous verre. Un calendrier dépassé depuis longtemps. Deux ou trois diplômes de l’association locale des chasseurs, tenant ici son siège. Une grande cheminée encore chargée des cendres de la dernière flambée. Côté droit, faussement séparé par les étagères et leurs bocaux, s’entassent tables et chaises qu’on dirait débarrassées à la va-vite. Dans l’angle du plafond, une collection des sonnailles suspendues par taille croissante ou décroissante, selon le sens de lecture. Accrochées en haut à droite, des cages à oiseaux, sans doute pour une chasse traditionnelle. Près de là, deux perdrix naturalisées.Et dans l’ombre, ceci : deux paires de chaises dos à dos, séparées d’environ un mètre cinquante. En appui sur les dossiers, des perches de bois auxquelles sont suspendues des charcuteries à l’évidence confectionnées sur place. Saucissons, boudins, chorizos. Les suintements rougeâtres coulent sur des bandes de papier absorbant posées à même le carrelage. Que je me sens bien, loin de l’agitation, de l’absurdité du monde, de la civilisation des commissions d’hygiène, des normes commerciales et prophylactiques. Déplore-t-on ici un seul mort à cause d’un boudin, la moindre intoxication bénigne au chorizo, depuis la nuit des temps?
Un homme d’une soixantaine d’années sort par la porte située à l’arrière du comptoir, à gauche. Petite taille, cheveux gris, moustache épaisse, grise, chemise grise à carreaux, pantalon gris. Visage plutôt sec, sympathique sans aller jusqu’à sourire, faut pas exagérer, j’ai pas la gueule d’un indigène. Lui, il pourrait ressembler à un Argentin, amateur de tango, barbier dans un village ou joueur de bandonéon dans une cantina perdue de la pampa. Il pose ses deux mains en appui sur le rebord intérieur du comptoir, inspire et monte le menton, pour signifier : ce sera quoi? Je le regarde. Derrière lui, juste au-dessus de sa tête, la tête de cerf lui fait une sorte de toque de trappeur. Je lui demande s’il y aurait un petit truc à grignoter, malgré l’heure. Rassurer de m’entendre parler espagnol, il frémit. Il balaye l’air, d’un geste las de la main, en direction de la pendule arrêtée, comme s’il voulait la chasser. Oui, il y a une salsita qui va vous plaire, ça mijote depuis ce matin, vous allez voir. Et pour patienter? Il sert le tinto de verano que je lui demande, pose devant moi une coupelle sur laquelle est disposée une portion de tortilla sur une fine rondelle de boudin sur une rondelle de pain, piquée d’un cure-dents. Montaíto. Il disparaît ensuite par la même porte. J’entends un bout de conversation, dans ce que je sais maintenant être la cuisine.
Les mouches, après un temps d’effroi qui a suivi mon intrusion, ont retrouvé confiance et repris leur ballet hélicoïdal, en suspens dans l’air odorant de la pièce. Tout en dégustant la tortilla, je fais quelques pas vers les étagères, pour essayer de deviner le contenu des bocaux de graisse. De lointaines images de mon Béarn natal me reviennent, des jours de cochonnaille. L’Argentin gris sympathique reparaît, portant un plat ovale chargé de viande en sauce, magnifique. Du cochon, me confirmera-t-il plus tard. Aussitôt le fumet de la pièce s’enrichit de ce qui s’annonce, aux premiers coup d’oeil et de narine, comme un régal. Sauce liée, ni trop, ni trop fluide, nappant des cubes de viande, servis sur des frites à la mine rustique, s’abreuvant de jus jusqu’à plus soif. Au bord du plat, un carré de pain grillé surmonté d’une tranche de jambon impeccablement en sueur, au cas où la fringale résisterait. Le tout suffirait à rassasier deux ou trois mangeurs. Vous m’en direz des nouvelles! Il m’apporte une corbeille de pain. Bon appétit. Ma bouche est déjà noyée de salive, j’attaque. La sauce est un pur délice, en effet. Douce sans être molle. Liée par réduction, en mijotant. Une cuisine comme l’aiment les chasseurs. Qu’aucune recette ne saurait trahir. Du savoir faire, uniquement du savoir faire. De la patience. De la gourmandise. De l’amour. Une génération en amont, qui tient le tour de main de la génération précédente, ainsi de suite. Le chef ne se compromet pas dans le smoothie vegan. Ici, quand tu manges, tu manges. Mes papilles font des tourbillons, comme les mouches. La force chaleureuse de la sauce me parcourt tout entier, dans les moindres recoins, jusqu’au bout des orteils et des cheveux. Succulent. A ce moment, par la porte à droite derrière le comptoir, apparaît le cuisinier. Visage large. Cheveux mi-longs, gris presque blancs. Moustache façon révolutionnaire mexicain à bedaine, tablier qui fut jadis immaculé, dont il a relevé un pan pour s’essuyer les mains. Il se place en face de moi. Discrètement cabot, il est venu pour s’assurer du succès de sa composition. Je lui dis en un mot tout le bien que j’en pense : riquísimo. Il acquiesce, et sans davantage sourire, prononce cette phrase énigmatique, qui renvoie à Picasso, Lorca, Manolete et l’Espagne toute entière : Las cinco de la tarde, es la ora clave… Cinq heures du soir, c’est l’heure clef… J’imagine qu’il signifie par là que nous avons atteint l’état idéal de cuisson. Quatre, cinq, six, sept, dix heures à feu doux? Qui sait? Il me souhaite bon appétit, se décale derrière le comptoir. Il met ses reins en appui, devant la machine à café, croise les bras, laisse aller son regard vers la fenêtre que protège une grille qui n’arrête pas la lumière oblique, à droite de la porte d’entrée. Je n’entendrai plus sa voix. Il finira par m’adresser un coup de menton, avant de retourner dans son antre, par l’autre porte.
Bien entendu, il est hors d’idée que je laisse la moindre goutte de sauce au fond du plat. Question d’honneur, de culture, de convivance, et action de lutte directe pour un monde meilleur. Militantisme pur. Je pense au cocido que le Mexicain doit préparer en hiver. A ses garbanzos moelleux. Mon regard se perd avec envie en direction de la cheminée, dans laquelle j’imagine des braises où cuisent des patates enveloppées d’aluminium, sous une grille chargée de deux ou trois chuletas, qui répandraient leur fumet jusqu’à Morón, Ronda… Maniant le bout de pain comme un laveur de pare-brise au feu rouge du Puerto de Santa-María, je laisse sur le comptoir un plat comme neuf. Le faux argentin, l’air satisfait, approche pour débarrasser. Alors? Riquísimo… re-soufflé-je, à deux doigts de piquer du nez pour une sieste réparatrice. Je lui demande la note. Là encore, ni la crise, ni l’inflation, ne semblent avoir atteint les tarifs de ces contrées. Je règle et, avec encore un compliment, prends congé. Sans plus d’ostentation qu’à l’accueil, le mastroquet moustachu me dit adieu, bon voyage. Buen viaje. Les mouches hélicoïdent comme depuis cent ans au même endroit. Le chorizo maison continue de goûter sur le sol, comme si je n’étais pas venu. La lumière et le petit air du printemps me prennent à la sortie pour me raccompagner jusqu’à ma voiture. Il est temps de continuer le voyage. Avant de quitter les lieux, j’adresse un dernier regard à la venta. Non sans un soupir d’émotion. Allez savoir pourquoi. Si, je sais.