CARTE SUR TABLE

Olivier Deck Par Le 19/01/2024 0

Dans UN VOYAGE ANDALOU (en cours)

Cadiz puerto carte mains

Aller vers les salines... Puerto de Santa María

Depuis mon enfance j'ai la passion des cartes. 

Nous étions des aventuriers, des coureurs de bois, des constructeurs de cabanes, des pêcheurs, des chercheurs de trésor et de champignons, des explorateurs, des grands voyageurs prêts à cingler vers l'horizon. Très tôt, il fallut apprendre à se repérer, à reconnaître les chemins, ne pas se perdre, et lorsque on se perdait, se retrouver.

Mes premières cartes, je les découvris à l'école. De grandes cartes de papier épais, à oeillets. L'instituteur les accrochait au tableau pour nous faire découvrir des territoires lointains, des Finis terrae, des Ultima Thule, des Cipango, du bout de sa règle en bois, de section carrée, qui faisait un petit "toc" à chaque fois qu'elle touchait le point qu'elle indiquait.

Je n'ai pas oublié la carte de Madagascar. Île fascinante dont nous apprenions la géographie et les cultures, parce que nous participions à un programme d'aide humanitaire qui consistait à apporter à l'école, quand nous le pouvions, des boîtes de lait concentré. Le maître les édifiait en pyramides dans la salle de réunion. À la fin de l'année scolaire, il les expédia vers cette île mystérieuse, d'où nous parvint plus tard un courrier de remerciements, tout aussi mystérieux à nos yeux.

Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des cartes. Vingt ans plus tard, j'embarquais à mon tour pour Madagascar, dans le cadre d'une mission du Fonds Européen de Développement. J'eus l'occasion de parcourir l'île, de m'émerveiller de sa beauté, de prendre la mesure de l'écart qui existe entre un pays riche et un pays pauvre sur cette Terre, encore bien plus grand que la distance géographique qui les sépare. 

A l'occasion de ce voyage, initiatique et émouvant, déchirant parfois, je découvris combien la photographie - que je pratiquais assidûment, mais sans y penser, depuis l'âge de treize ou quatorze ans -, était essentielle pour moi. Elle me donnait un point d'appui, un repère, un angle de vue et peut-être un refuge. Elle me demandait de regarder, et m'apprenait à "voir", pour reprendre les mots d'Eduardo Chillida dans ses écrits sur l'Art. Je trimballais, pendu à l'épaule sous ma veste, un petit appareil Fuji, génialement nommé "Baroudeur", de première génération. Sans le savoir, je posai les bases de ce que sera ma photographie tout au long de ma vie, jusqu'à ce jour. Discrétion, légèreté, pour qu'elle s'inscrive naturellement dans les situations et les gestes, en les altérant le moins possible. Une photographie incorporée. À Madagascar, j'ai fait trois ou quatre cents images, des diapositives, qui reposent dans le demi-oubli d'une boîte, quelque part. Et quatre décennies plus tard, je vagabonde toujours avec un Leica M, discrètement pendu à l'épaule, qui déclenche sans bruit et, tout en m'apprenant encore et toujours à voir, passe lui-même inaperçu.

Le Baroudeur

Le Baroudeur. Mon second boîtier.

Et puis vint l'époque des cartes dites "d'état major". L'époque du scoutisme. Quand un chef de totem nous apprenait à lire les courbes de niveau, calculer les dénivelés, situer les points remarquables, suivre du doigt les ruisseaux, repérer les mares, les étangs, les crevasses, les à-pics, les passages praticables et impraticables, et définir, les yeux sur la carte, l'itinéraire et la durée de notre prochaine exploration. Parce qu'une carte représente l'espace, mais aussi le temps.

L'apprentissage de la lecture des cartes d'état major s'avéra précieux par la suite, quand je commençais à m'aventurer dans la montagne, ces chères Pyrénées qui se déployaient au loin de la fenêtre de ma chambre, et dont la beauté persiste en filigrane dans mon regard, où que je me trouve. Le gps n'existait pas et il était indispensable de savoir préparer sa randonnée, les yeux sur la carte, à la fois pour en calculer la difficulté, et pour atteindre tel ou tel col, sommet, lac, refuge... Savoir lire la carte était aussi un gage de sécurité. Intégrer mentalement les contrées à parcourir pouvait s'avérer précieux, salvateur même - et s'avéra plus d'une fois précieux et salvateur -, quand soudain un brouillard imprévu envahit la montagne, ou que la nuit tombe avant l'étape, parce qu'on a perdu du temps en chemin... Plus tard, en rêvant sur les cartes, j'ai découvert, avant de m'y rendre, la Sierra de Guara, en Aragon, à l'époque où elle était encore sauvage. L'Espagne, déjà. 

Enfin, il y eut les cartes marines, bleues, détaillées, héritières des vieux portulans. Je les découvris alors que je me formais à la navigation et passais mes brevets d'équipier, puis de chef de bord. En matière maritime, la question de la sécurité vient au premier plan. J'appris à diriger le bateau en observant la carte. Faire le point. Reconnaître les amers. Les feux. Tenir compte des courants, calculer la dérive. Prendre des décisions sûres. Naviguer de nuit, sans assistance, ni gps, avec une carte, un compas, une règle, un crayon... tout à coup l'immensité vide du Golfe de Gascogne se peuplait de repères, de lumières, d'indications, de signaux, de balises. Fascinant.

Une carte, c'est de l'espace, c'est du temps, et c'est aussi du rêve. Sur les cartes, j'ai appris à rêver mes voyages. Je me souviens de ce conseil d'un réalisateur chevronné, alors que je préparais mon premier court-métrage : "D'abord, il faut rêver ton film." J'ai repris sa formule pour l'appliquer à l'aventure photopoétique : d'abord, il faut rêver le voyage.

Rêver le voyage, c'est bien ce que je me suis appliqué à faire bien avant de partir en Andalousie. Je connaissais la région depuis mon adolescence, n'ayant jamais cessé de m'y rendre année après année, mais l'Andalousie que je m'apprêtais à explorer, je ne pouvais la connaître. Elle n'existait pas. Elle n'existait pas et j'ignorais qu'elle n'existait pas.  J'ai écouté mon intuition. La suite de ma vie poétique passait par elle. Je décidais d'y partir, en photographe et en écrivain. Comme pour sauver ma peau. Et tout à fait arbitrairement, ou répondant à une injonction inconsciente, je posais une exigence : parcourir dans le détail les huit provinces, sans autre guide que l'inspiration. Ni documentaire, ni reportage. La poésie vécue, encore et toujours.

Alors mon voyage a commencé, les yeux sur la carte. C'était en 2020 et il s'achève en ce début d'année 2024, après vingt séjours sur place et environ 40000 kilomètres parcourus à l'intérieur des frontières de la Région.  Le tour de la Terre.

Au mur du couloir, entre ma chambre et la salle de bains, j'ai punaisé une carte de l'Andalousie. Je passais devant X fois pas jour, et m'arrêtais souvent, pour suivre du doigt une petite route, celles qui figurent en blanc sur la carte, et mieux (ou pire), celles qui ont un bord en pointillé, indiquant l'état incertain de leur revêtement. Au feutre jaune, je traçais le premier parcours. Il s'agissait d'une indication, mes choix sur place apporteraient des variations. Je ne partais pas en mer, ici l'improvisation, les égarements et les passages scabreux étaient les bienvenus. Pour commencer, j'avais décidé de m'arrêter à Almendralejo, dans le sud de l'Extremadura, juste avant la frontière andalouse. J'allais y passer la nuit, pour commencer l'exploration par la province de Huelva et de Sevilla, de bon matin, autrement dit, pour le photographe : de bonne lumière.

Pendant le voyage, je me servais à la fois du gps de la voiture et d'un bloc de cartes à spirale dans lequel j'avais reporté, toujours au feutre jaune, les indications de la carte murale. Bien souvent, je faisais des détours, je découvrais des routes non répertoriées, certaines à peine carrossables, sur lesquelles je m'aventurais, parfois au prix d'un longue marche arrière, parce que j'arrivais à une impasse sans possibilité de faire demi-tour... Ces routes que le gps de la voiture nomme : "route sans nom". Ces routes, auxquelles fait allusion Junjing Lee dans son livre Unamed Road, je m'appliquais à la dénicher et à m'y fourrer comme dans un guêpier. Le gps servait uniquement pour avancer d'un village à l'autre. Je devais faire régulièrement le point sur la carte. Cela requit d'ailleurs un certain apprentissage, parce que lorsqu'on donne à un gps le nom d'un village, il vous amène à la mairie, or je ne comptais pas saluer le maire de toutes les municipalités que je traversais. Je ne fais que passer, partout où je passe. Ma poétique est fondée sur le mouvement. Je hume la lumière des lieux, comme un parfum dans le vent qui s'efface sitôt respiré. Ma photographie est avant tout une question d'impressions, de sentiments, et de vécu. L'acte photographique ne se circonscrit pas au déclenchement. Il commence quand je me réveille, et s'achève quand je m'endors. Et encore. Il m'arrive de rêver les lieux, les situations et les images. Et bien souvent, ma photographie consiste à ne pas photographier. Non agir. Sentir, respirer, écouter... passer mon chemin. 

Anda cartes 1223

Le gps ne montre que l'endroit précis où l'on se trouve. Bien entendu on peut zoomer ou agrandir la carte, mais cela requiert des manipulations qui compliquent et alourdissent la méthode. Or la légèreté reste le maître mot. Pas seulement quant au poids. Lorsque j'évoque la légèreté, je pense à celle de l'art équestre, celui de La Guérinière et de Baucher, qui dirigeaient leur monture "au poids de l'idée". Ainsi je vagabonde, au poids de l'idée. En outre, un gps ne peut rivaliser avec une carte pour susciter le rêve. Il est froid, souvent agaçant, pas toujours de bon conseil, pas toujours actualisé et surtout, trop bavard! Il vous saoule avec sa voix électronique qui débite des litanies de précisions et de numéros inutiles. Moi, je lui coupe la chique. De toutes façons, je ne crains pas de me tromper, cela offre les situations les plus inattendues, soit celles que j'attends.

En chemin, donc, à chaque fois que je faisais le point, je traçais le chemin effectivement parcouru au stylo bleu, avec les détours et les imprévus. Et à chaque retour au bercail, je reportais ce tracé réel, au feutre bleu cette fois, sur la grande carte punaisée au mur. Au fil des mois, l'espace andalou se remplissait, bleuissait, et je rêvais la suite du voyage en fonction des zones encore vierges, de plus en plus rares, de plus en plus petites. Peu à peu, je dessinais la carte d'une Andalousie singulière, la mienne. Mon Andalousie. Celle qui n'existe ni pour les Andalous, ni pour les autres voyageurs. Ol-Andalus. L'Andalousie d'Olivier. Ce n'est pas le moindre des miracles de ce pays que de se prêter à ce jeu de l'invention de lui-même dans le coeur de l'autre.

J'ai pris conscience, en particulier lors des derniers périples, que cette dynamique, de la carte au territoire et du territoire à la carte, c'est à dire du rêve au réel, et du réel au rêve, avait permis une incorporation du territoire andalou. Le rêve prenait corps dans le réel, et le réel était influencé par le rêve. Lors des dernières étapes, l'Andalousie que je parcourais, que je continuais d'inventer en la découvrant, était en moi, le voyage était devenu intérieur. Les routes, les paysages, les odeurs, les sensations, les visages, les bêtes, les bruits des villes et des campagnes, tout cela bruissait en moi, étincelait en moi. Existait en moi. Je voyageais au fond de moi.

Maintenant que la divagation photographique et son relevé sont achevés, une nouveau chapitre de l'aventure cartographique s'ouvre. Je vais dépunaiser la carte du mur, pour l'étaler sur la grande table de bois qui sert d'habitude à la sélection de mes photographies. Puis je reporterai le tracé au calque, sur une immense feuille de papier à dessin, pour créer ensuite une sorte de portulan - terrestre celui-ci. La carte de ma navigation intime, ou la carte intime de ma divagation. À la façon des grands voyageurs du passé, comme un clin d'oeil vers eux, qui ont tant nourri ces songes d'enfant qui m'ont mené jusqu'ici.

tous droits réservés © Olivier Deck 

Carte sur le tableau de bord​​​​​​​

 
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